— and flashback hurts

Pour la toute première fois de sa vie, l’odeur de la patinoire n’a pas rassuré la jeune femme ; au contraire, chaque pas fait en direction de cette dernière alourdissait sa poitrine. Quand elle a traversé l’entrée, s’est changée dans les vestiaires, elle a regardé d’un œil nouveau tout ce qui l’entoure. C’est la patinoire dans laquelle elle s’entraîne depuis tellement d’années, maintenant ; chaque endroit abrite un souvenir. La maison de ses parents n’est pas plus familière que la patinoire, jusqu’à il y a peu, c’était ici qu’elle se sentait vraiment chez elle, à l’abri de tout.
Jusqu’à il y a peu.

Maintenant, elle a l’air d’un intrus entre ces murs ; elle ne s’y sent plus à sa place. La patinoire n’y est pas pour grand-chose : quand elle y vient seule, elle ne ressent pas cet inconfort. C’est parce qu’elle sait qu’à quelques pas d’ici, il est là. Peut-être qu’il se change aussi, peut-être qu’il est déjà prêt et qu’il l’attend, ou peut-être qu’il est déjà sur la glace, en train de s’échauffer. Peut-être qu’il ne pense à rien, qu’il est à l’aise, content même, de reprendre les entraînements avec elle ; ou peut-être qu’il sent ce poids dans sa poitrine, lui aussi, cette tension dans l’air, cette nostalgie de l’époque où ils venaient ici pour se vider les pensées. Désormais, c’est tout le contraire ; sa tête n’a plus été autant habitée par des pensées depuis des années.

Avant d’ouvrir la porte du vestiaire, elle a marqué une pause. La main sur la poignée de la porte, elle a pris une grande inspiration, puis une longue expiration, avant de faire apparaître un vain sourire sur son visage. Avoir l’air légère, à l’aise, comme d’habitude. Comme avant.

Elle a marché en direction de la glace, elle a croisé le regard de Yuyeon, et elle a senti le silence entre eux. « Je suis prête ! » C’est elle qui a parlé en premier, d’une voix qu’elle voulait décontractée et naturelle. Elle a essayé de lancer un signal : faisons comme d’habitude, je peux le faire, je ne veux pas être un poids pour nos entraînements. Mais a-t-il entendu le léger craquage dans son ton ? A-t-il vu la tension sur son visage souriant ? A-t-il remarqué la raideur de son corps ?

Elle a posé le premier patin sur la glace, a glissé jusqu’à lui, s’est arrêtée juste avant de le toucher. Dans sa tête, des flashs du passé sont apparus : elle qui glisse jusqu’à lui, lui qui ouvre grand ses bras pour l’y accueillir. Deux adolescents amoureux. Des rires. Aujourd’hui, le silence.

Puis l’entraînement commence. D’abord, quelques mouvements classiques. Ensuite, le vrai entraînement, la répétition de la chorégraphie qu’ils avaient commencé à perfectionner, avant.

On aurait pu penser que son hésitation au moment de poser sa main sur sa taille était dû à une mauvaise mémorisation de la chorégraphie. Si Sunhee avait été du genre à oublier facilement, il aurait pu croire que cette seconde de retard n’était pas due à la tristesse qui l’a envahie au moment de le toucher. Et s’ils avaient été moins habitués à se toucher, s’ils avaient été du genre plus pudiques, on aurait pu croire que leur raideur était due au manque d’habitude.
Oui, s’ils n’avaient pas été ce qu’ils sont, ça aurait pu être normal. Or, ils savaient tous les deux que ça ne l’était pas.

Et Sunhee se sent débile, maintenant qu’elle danse sur la glace, qu’elle exécute ces pas qu’elle a répété maintes et maintes fois, qu’elle s’éloigne, puis s’approche de Yuyeon, d’avoir cru qu’elle pourrait cacher au jeune homme sa tristesse. Elle se sent débile d’avoir penser que, peut-être, contrairement à elle, il ne serait pas triste mais content de reprendre l’échauffement.

Mais malgré tout, elle continue. Comme à chaque fois qu’elle a rencontré des obstacles dans sa vie, elle s’obstine. Elle continue de danser, de tourner, de le toucher. Elle fait semblant de ne pas remarquer qu’elle est tendue, semblant de ne pas voir l’hésitation du jeune homme à chaque fois qu’il doit la toucher, ses propres mouvements de recul dès que ça arrive. Elle a un goût âcre dans la bouche, une pierre dans la gorge, un poids dans la poitrine, mais elle refuse d’arrêter, parce qu’elle n’a pas envie d’être un poids dans leur duo. Elle n’a pas envie d’être celle qui gâche tout, celle qui est si nulle qu’elle ne sait pas gérer ses propres sentiments et qui empêche leur entraînement. Celle qui n’est pas professionnelle.

On lui a toujours appris à ne rien montrer pendant qu’elle patine, à faire semblant que même les figures les plus compliquées sont simples à exécuter. Alors aujourd’hui aussi, elle feint la facilité.

Distraitement, Yuyeon glissait sur la glace, les yeux rivés sur la surface blanche. Son cœur battait à cent à l’heure, plus rapidement qu’avant une compétition. Entre eux deux, ça avait toujours été lui le plus détendu, celui qui la calmait, la mettait à l’aise. Aujourd’hui pourtant, il savait que c’était lui qui, justement, la rendait mal à l’aise. C’était lui qui était la raison de ses peines, sûrement de ses larmes aussi, des larmes qu’elle lui cachait et n’avait même pas versé le jour où il avait rompu avec elle. Depuis, ils ne s’étaient pas entraînés ensemble une seule fois, mais la fin de la pause devait arriver. Ça faisait déjà trop longtemps que le couple Choi/Cha n’était pas remonté sur scène, les fans s’inquiétaient, pensaient encore que c’était la santé de Yuyeon qui était en jeu alors que la réalité, c’était que c’était celle de Sunhee. Yuyeon, il s’était remis de son traumatisme crânien, il était capable de patiner ; mais il avait brisé le cœur de Sunhee, et il ne savait pas si elle était capable de patiner avec lui. En fait, il ne savait pas s’il était capable de patiner avec elle, aussi. Patiner ensemble. Retrouver leur alchimie d’autrefois. Qu’est-ce qu’ils allaient faire, s’ils n’y arrivaient pas ? Devraient-ils abandonner leur carrière sportive ? Yuyeon culpabilisait déjà et s’en voulait. Il s’en voulait, d’être celui qui avait provoqué cette situation. Il aurait aimé revenir en arrière, voir le moment où ses sentiments commençaient à s’envoler et s’accrocher à eux, s’accrocher si fermement qu’ils ne partiraient pas et qu’à l’heure actuelle, il serait encore amoureux d’elle ; mais non. C’était terminé. Il ne l’aimait plus, et ils devaient faire avec.

Quand Sunhee apparut dans son champ de vision, même silhouette qu’avant, même sourire qu’avant, même légèreté qu’avant, son cœur lui fit si mal. Il sentit son cœur être écrasé en mille morceaux, broyé, martelé. Tout était comme avant, et tout était différent. La voix de Sunhee avait légèrement craqué, son visage était légèrement tendu, son corps était légèrement raide. De son côté, Yuyeon ne devait pas avoir l’air mieux. Il devait avoir l’air d’un idiot, debout sur la glace, maladroit, comme s’il n’était pas à sa place alors qu’il passait sa vie sur la glace. Alors, comme un idiot, il sourit en retour, mais fut incapable de dire quoi que ce soit. Qu’est-ce qu’il disait, avant ? Qu’est-ce qu’il aurait dit, s’il aimait encore Sunhee ?

La voyant entrer sur la glace et patiner jusqu’à lui, il faillit ouvrir les bras, comme un geste automatique, instinctif. Et puis, il se souvint. Lui qui regardait Sunhee patiner toute seule. La réalisation. Le trou béant qui s’était creusé dans son cœur. Les rendez-vous amoureux passés avec un vide intérieur. Le visage de Sunhee quand il lui avait annoncé la nouvelle. Elle abordait le même visage, aujourd’hui. Alors il replaça ses mains discrètement le long de son corps, comme si elles n’avaient pas bougé d’un centimètre, qu’il n’avait pas voulu la serrer dans ses bras et la faire valser dans les airs, comme avant.

Pas d’entraîneur pour leur dire comment danser sur la glace parce qu’ils n’avaient pas officiellement repris, ils se retrouvaient à deux, à faire des mouvements, à faire comme si de rien n’était. La musique sur laquelle ils s’entraînaient avant se lança, et ils se mirent en place. Yuyeon s’était extasié devant cette chorégraphie, disant qu’elle était belle. C’était vrai qu’elle était belle. Mais ce n’était qu’aujourd’hui qu’il se rendait compte qu’elle était intime, aussi. Trop intime. Il n’aurait jamais pensé qu’un jour, il puisse penser qu’une chorégraphie soit trop intime, pour lui et Sunhee.

Les visages à quelques centimètres l’un de l’autre, la danse oblige, il plongea son regard dans le sien, essayant de faire comme d’habitude— mais rien n’était comme d’habitude ! Sunhee avait l’air si triste, il sentait sa gorge se serrer, ses membres devenir tendus. Et pourtant, il se força à continuer, à poser la main sur sa taille, à glisser auprès d’elle, à la porter ; tout, tout, tout comme avant, mais c’était fini. C’était fini parce qu’il avait senti l’hésitation de Sunhee à placer sa main sur sa taille, senti son corps se raidir quand il l’avait portée dans les airs, senti le centimètre en trop qu’elle plaçait entre elle et lui. Et il serait stupide de ne pas noter à quel point lui se tenait éloigné d’elle, aussi : ses propres hésitations, ses propre raideurs, sa propre distance.

Et pourtant, ils patinaient, patinaient, patinaient comme si rien n’avait changé. Comme s’ils étaient un an en arrière, toujours en couple, avant le traumatisme crânien de Yuyeon, avant leur rupture. Mais sans doute faudrait-il remonter à deux ans avant, s’ils voulaient revenir à un moment où Yuyeon l’aimait encore ; sauf que Yuyeon lui-même ignorait à quel moment il avait arrêté d’aimer Sunhee. Il savait, juste, qu’un jour, il avait arrêté de l’aimer. Et il ne savait pas pourquoi.

La réalisation fut tout aussi brutale que sa chute. Alors qu’ils patinaient tous les deux côte à côte, Yuyeon contrôla mal sa trajectoire, et chuta. Rien de grave, il n’avait qu’à se relever et ils pouvaient repartir. Mais chuter sur un mouvement aussi simple ne ressemblait pas à Yuyeon.

Ce n’était pas comme d’habitude.

La musique continuait son cours, mais ils avaient arrêté de patiner. Yuyeon s’était assis sur la glace, poussant un soupir. Sunhee s’était approchée de lui et peut-être qu’elle aurait ri en lui tendant la main, se moquant de sa maladresse inhabituelle. Ou peut-être qu’elle se serait inquiétée et lui aurait dit de faire plus attention. Qu’est-ce qu’elle aurait fait ? Qu’est-ce qu’elle aurait fait, la Sunhee amoureuse qui se savait encore aimée ? Il serra le poing, se pinçant les lèvres, la tête baissée. Un court silence s’écoula pendant lequel ni Sunhee ni Yuyeon n’élevèrent la voix, la musique se jouant encore, dans le fond, en décalé avec eux. Le temps qui passait sans qu’eux ne puissent se remettre de leur rupture. « Sunhee, » dit-il, tout d’abord. « Comment vont les choses, pour toi ? » Pas de « on peut parler ? » ou « il faut qu’on parle ». Pas de « tu vas bien ? », pas de « ça fait longtemps qu’on ne s’est pas parlés. ». Il n’y avait jamais eu de faux semblants avec Yuyeon, il n’y avait jamais eu de délicatesse. Et pourtant, s’il se forçait à ne pas dire le mot « rupture », à ne pas la regarder dans les yeux pendant qu’il posait la question, c’était parce qu’il faisait attention, attention à ne pas trop lui faire de mal. Il n’y avait et n’y aurait toujours qu’avec Sunhee qu’il ferait attention, comme ça. Parce que c'était elle, la partenaire de sa vie.

À force de patiner et de feindre la facilité, Sunhee rentre dans une sorte de transe ; c’est comme si elle regardait la scène de loin, comme si son corps ne lui appartenait pas, comme si elle n’était pas la patineuse en train de glisser sur la glace aux côtés de Yuyeon. Elle est dans un état second et elle sait pourquoi. Ça lui arrive souvent quand elle est trop paniquée, trop triste, trop prise par ses émotions : son cerveau prend de la distance pour que ses sentiments ne perturbent pas ses mouvements. Elle sait que ce n’est pas parfait, pourtant. Elle sait que ses gestes sont trop rigides, trop rapides, trop froids. Le patinage artistique est supposé être artistique, comme son nom l’indique ; elle devrait être gracieuse, légère. Mais ni ses pas, ni ses mouvements ne sont gracieux et légers.

C’est le bruit de la chute plus qu’autre chose qui la fait revenir dans la réalité. Elle cligne des yeux une fois, ne cache pas sa surprise, et son corps s’approche avec hâte de celui du jeune homme, sans réfléchir. Elle sait que la chute n’était pas grave, elle sait qu’il a l’habitude, elle sait que son pouvoir lui permet de guérir toutes les blessures sans problème. Elle sait tout ça mais l’inquiétude prend toujours le dessus. Ça aurait été le cas avec n’importe qui d’autre, mais c’est d’autant plus le cas quand c’est lui.

Quand elle se rend compte qu’elle ne sait pas ce qu’elle devrait faire, elle s’arrête. À quelques centimètres de lui, la bouche fermée, le regard expressif malgré tout. Le poids qu’elle ne sentait plus jusqu’à là réapparaît brutalement dans le creux de son estomac et elle déglutit, le regard baissé vers Yuyeon. Elle a envie de lui demander s’il n’a pas mal, elle a envie de lui tendre la main pour l’aider à se relever. Elle se dit que ce sont des choses que de simples collègues peuvent faire, non ? Pourtant, elle n’en fait rien, parce qu’elle ne sait pas. Elle n’a jamais été une simple collègue avec lui. Elle n’a jamais eu d’autre collègue que lui. Alors comment savoir précisément où est la limite ?

Son prénom, dans la bouche de Yuyeon, la prend au dépourvu. Elle sent toujours son coeur battre dans sa poitrine quand il l’appelle, mais cette sensation est désormais accompagnée d’une douleur plus profonde. Elle le regarde fixement, cherche son regard, mais il l’évite ; alors elle finit par abandonner, pose son regard sur les traces de leur patin sur la glace.

Elle reste silencieuse un long, long moment. Elle ne sait pas quoi répondre à Yuyeon, n’a pas la moindre idée de ce qu’il veut entendre, ni de ce qu’il faudrait qu’elle dise pour qu’il ait l’air moins triste. Sunhee n’a jamais été une bonne menteuse, elle est incapable de sourire en disant que tout va bien, de feindre l’ignorance en lui demandant pourquoi il pose cette question. Elle sait néanmoins que c’est ce qu’elle aurait aimé faire, parce que quitte à être triste, elle aurait préféré que lui, au moins, soit heureux.

Il est impensable pour elle de lui dire qu’elle ne va pas bien. De toute façon, elle sait qu’il l’a remarqué, alors elle n’a pas envie de le confirmer, de le faire culpabiliser. Elle attend désespérément qu’il reprenne la parole, qu’il prenne son silence pour une réponse, qu’il change de sujet, mais ce moment ne vient jamais. « Les choses ? » finit-elle par demander, le regard perdu sur la glace. Elle hausse les épaules, réalise qu’il ne l’a probablement pas vu puisqu’il ne la regarde pas, puis reprend : « Ça fait bizarre de moins patiner. J’ai l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre, tu sais, comme si j’attendais de revenir dans ma propre vie. Mais finalement, c’est plutôt amusant aussi. Il y a plein de chose à découvrir, quand on patine moins. » Elle a un léger sourire sur les lèvres quand elle pose de nouveau son regard sur lui. Elle essaie de voir le positif, de ne pas parler de ce qui ne va pas. « Et toi ? » Elle aimerait avoir une réponse honnête, franche, comme Yuyeon sait les faire, et ce, même si elle redoute ce qu’il pourrait dire. Le vivrait-elle vraiment bien s’il lui disait un truc du genre : « beaucoup mieux depuis que je fais plus semblant de t’aimer »?

Le froid lui collait à la peau, assis sur la glace, corps enveloppé de cette température si basse. C’était un environnement auquel Yuyeon était habitué : la patinoire, la glace, la musique, Sunhee. Tout était si familier mais tout était si étranger. Comme si c’était quelqu’un d’autre dans son corps, là, actuellement ((est-ce toi, Mona ? Est-ce toi qui es en train de patiner à ma place ? C'est peut-être pour ça que je suis tombé, alors. Je ne serais jamais tombé, d’habitude). Spectateur de sa propre vie, de ses sentiments ; obligé d’accepter ses sentiments quand il était tombé amoureux de Sunhee, obligé d’accepter que ces sentiments soient partis aussi, des années après. Émotions incontrôlables, Yuyeon n’avait jamais cherché à contrôler son cœur, n’étant pas certain de ce que c’était de toute façon, des sentiments (qu’est-ce que ça voulait vraiment dire, aimer ?). Mais, pour cette fois, pour cette unique personne, il aurait aimé apprendre à contrôler son cœur. S’il avait su comment fonctionnaient les sentiments, alors peut-être aurait-il pu empêcher ses sentiments de disparaître (mais trop tard).

Yuyeon brisa le silence en premier, et ce fut comme s’il sentit la glace se briser sous son poids. Ironiquement, l’expression « briser la glace » prenait tout son sens, ici, mais il aurait aimé qu’on le prévienne, avant. Qu’on lui dise que ce n’était pas indolore, de briser la glace. Qu’en prenant la parole en premier, qu’en brisant cette glace entre eux, il se brisait aussi lui-même ; brisait leurs fondations, leur patinoire, leur monde entier. Il avait brisé leur relation, Yuyeon.

Alors il n’osait pas la regarder. Il avait le regard rivé sur la glace brisée, n’y vit même pas le reflet de Sunhee, parce que la glace était trop écorchée, trop cassée. Il resta spectateur jusqu’à ce que Sunhee prenne la parole, que cette voix familière revienne dans ses oreilles (ah, ça lui avait manqué, mais pouvait-il vraiment se dire ça, alors que c’était de sa faute si elle avait disparu ?). « Il y a plein de choses à découvrir, quand on patine moins. » Découvrir quoi ? Un poids s’enfonça dans l’estomac de Yuyeon. Il n’avait pas la moindre idée de ce que Sunhee avait pu faire pendant son absence, alors qu’il était supposé être celui qui la connaissait le mieux. Il avait envie d’éclater de rire (briser sa gorge, briser ses cordes vocales : s’il n’avait pas de voix, alors il n’aurait jamais pu la briser).

« Et toi ? » Et moi. Et moi, comment je vais ? Yuyeon faisait face à lui-même, garçon recroquevillé dans un coin de son esprit. Il l’observait, regardait l’éclat dans ses yeux, la courbure de ses lèvres. Et il réalisait, encore une fois, à quel point il n’en avait aucune idée. Comment Yuyeon allait ? Yuyeon haussa des épaules. « On fait aller. » Voilà, on faisait aller. Rien de plus, rien de moins. Il hocha doucement sa tête, plusieurs fois, comme si tout allait revenir à la normale s’il se comportait nonchalamment, aussi. « C’est cool, que tu profites de ta vie sans le patinage. » Sans moi. Sunhee était peut-être plus heureuse maintenant. Elle n’était peut-être pas encore remise de leur rupture, mais elle allait mieux. Enfin, elle avait l’air d’aller mieux, et c’était le principal ; Yuyeon se noiera dans cette illusion.

Il se replaça sur ses pieds et se releva sans l'aide de Sunhee, dépoussiéra son bas, mouillé à force d’être resté sur la glace. « Désolé pour l’erreur. Il faut croire que ça fait longtemps que je n’ai pas patiné, non plus. J’ai dû bêtement perdre mes habitudes. » Bêtement perdre ses sentiments pour elle. Il releva enfin son regard sur Sunhee, toujours à la même hauteur, au même endroit. Ses yeux connaissaient par cœur la hauteur où se trouvait Sunhee, savaient exactement où devait s’arrêter son regard pour croiser celui de Sunhee. Finalement, il y avait des habitudes qui ne se perdaient pas ; et ça faisait mal. « On peut reprendre, » incita Yuyeon, se remettant en position.

Elle dévisage Yuyeon avec attention. Elle observe chacun de ses traits. Sa bouche, ses yeux, son nez, ses cheveux, la position de son corps sur la glace. Elle est attentive à tous les détails. Sa voix, son ton, le choix de ses mots. C’est quelque chose d’habituel pour elle, parce qu’elle sait que Yuyeon ne dit pas souvent les choses exactement comme il les pense. Ce qui lui a longtemps paru contradictoire, puisqu’elle n’a jamais rencontré de personne plus franche que lui. Il s’avère que la franchise ne signifie pas pour autant la sincérité — il faudrait pour ça que Yuyeon comprenne ses propres sentiments. Sunhee sait que ça n’est pas le cas et elle est souvent devenue l’interprète entre le jeune homme et ses émotions ; comme si c’était un langage qu’il ne parvenait pas à traduire sans elle.

Aujourd’hui encore, ça semble être le cas. Elle a offert une réponse détaillée, à défaut d’être entièrement honnête, mais lui se contente de trois mots vagues, qui peuvent tout et rien dire à la fois. « Cool » répète-t-elle dans un murmure, pour elle-même.Cool. Pas je suis content pour toi ou ça fait plaisir mais cool. Cool pour qui ?

Debout sur la glace, immobile comme si le moindre pas pouvait briser l’équilibre fragile qu’ils ont trouvé, elle se sent terriblement impuissante. Elle aimerait venir en aide à son partenaire. Elle aimerait traduire, comme elle le faisait avant, mais là voilà face à un Yuyeon qu’elle ne peut pas interpréter. En a-t-il vraiment besoin ? Il n’a pas eu besoin d’elle pour comprendre qu’il ne l’aimait plus. Même si elle l’avait peut-être compris avant lui.

La tête se lève pour suivre son mouvement quand il se redresse, leurs regards se rencontrent enfin. Pendant quelques secondes, elle en reste sans-voix. Elle a l’impression de ne pas avoir rencontré son regard depuis des mois. Comme si jusqu’à là, ils se croisaient juste, rapidement ; et aujourd’hui, ils se rencontrent vraiment pour la première fois. Les yeux de Yuyeon et toute la franchise qu’ils contiennent. Tout y est lisible, si facile à comprendre, contrairement à ses mots qui sortent toujours déformés. « Ce n’est pas grave » rétorque-t-elle d’un ton absent. Elle ne se remet pas pour autant en position pour reprendre, comme il dit.

Elle reste toujours statique. Silencieuse pendant quelques secondes de plus. « Ça veut dire quoi, on fait aller ? » La question traverse enfin la barrière de ses lèvres, d’une voix remplie de craintes. « Qu’est-ce que tu as fait, toi, pendant cette pause ? » Peut-être qu’elle ne devrait pas demander. Peut-être que deux collègues ne se demandent pas ça. Mais en y réfléchissant, elle n’a pas envie d’être une simple collègue pour Yuyeon. Elle ne l’a jamais voulu. Est-ce que leur histoire doit être oubliée, maintenant qu’elle est terminée ? S’ils ne peuvent plus être ensemble, ne peuvent-ils pas au moins rester une existence particulière pour l’autre ? Ne peuvent-ils pas être au moins sincères l’un envers l’autre ?

Yuyeon avait envie que les choses reviennent comme avant. Qu’ils retrouvent leur complicité d’autre fois, qu’ils abandonnent cette tension bizarre entre eux. C’était de sa faute si c’était arrivé, oui, que les choses avaient changé dans leur relation ; mais c’était pour ça qu’il espérait davantage qu’ils seraient capables de mettre leur rupture de côté pour se concentrer uniquement sur leur synergie habituelle, celle qu’ils avaient sur la glace. Voilà pourquoi Yuyeon se dit déjà prêt pour recommencer l’entraînement, de nouveau se tenir proche l’un de l’autre sans se sentir trop tendu, parce qu’il fallait qu’ils y arrivent. Il le fallait, parce que sinon, quoi ? Qu’est-ce qu’ils feraient, s’ils n’arrivaient plus à patiner ensemble ? Quel futur pour eux ? Un futur séparé ? Mais Yuyeon n’avait jamais patiné seul, il ne savait pas patiner tout seul sur cette patinoire à la surface si immense. Et il voulait encore moins prendre quelqu’un d’autre en partenaire, car elle ne serait jamais Sunhee. Elle ne le comprendrait jamais aussi bien que Sunhee, elle n’aurait pas son gabarit, elle n’aurait pas ses yeux, elle n’aurait pas sa voix. Alors il fallait qu’ils arrivent à recommencer ensemble. Peut-être une pensée égoïste, Yuyeon qui ne voulait que remonter sur la glace avec Sunhee car la simple idée que ce soit impossible lui était insupportable. Ou peut-être une pensée de culpabilité, plutôt : car s’ils n’arrivaient plus à remonter sur la glace ensemble, ce serait définitivement de sa faute, et il s’en voudrait toute sa vie d’avoir gâché leur duo.

Sunhee ne se remit pas en position. Elle resta simplement debout, face à lui, comme perdue dans ses pensées. Yuyeon l’observa (osa enfin la regarder), un peu perplexe, se demandant ce qui pouvait bien se passer dans sa tête (peut-être qu’il ne savait pas lire en elle, en fait. Peut-être ne la comprenait-il plus autant). « Ça veut dire quoi, on fait aller ? » Yuyeon fut pris de court par la question. Il resta hagard, debout en face d’elle, abandonnant enfin sa position prise pour se remettre à patiner, et les bras revinrent le long de son corps. « Qu’est-ce que tu as fait, toi, pendant cette pause ? » Il repensa à ses entraînements pour son godai, au silence dans sa maison, à la solitude qu’il avait ressenti et décidé de noyer en s’entraînant encore plus. Pas à l’aise avec ses émotions, Yuyeon se contenta de hausser les épaules. « Je me suis entraîné avec mon godai. Je suis en train d’essayer de transformer l’eau en glace, ou en vapeur d’eau. Bientôt, je pourrai patiner n’importe où, tant que j’ai mes patin avec moi. » Des détails inutiles que Sunhee n’avait pas besoin de savoir. Yuyeon les disait quand même, parce que c’était plus facile de dire ça que d’expliquer ce que ça voulait dire « on fait aller ». Qu’est-ce que ça voulait dire ? Lui-même l’ignorait. On faisait aller, c’était tout. Les jours passaient, se ressemblaient tous, et on attendait que le temps soigne les blessures. C’était ça, « on fait aller ». Y’avait-il quelque chose à expliquer ? « Et toi ? Qu’est-ce que tu as fait ? » Il se demanda comment Sunhee avait fait pour gérer son chagrin d’amour. Est-ce qu’elle avait regardé des films de comédie romantique, comme le ferait Mona ? Ou avait-elle préféré se réfugier dans la nourriture ? Au fond, est-ce qu’il voulait vraiment savoir à quel point il lui avait fait du mal ? Non, mais la question était déjà posée. Impossible de revenir en arrière, de revenir sur ses sentiments.