losing him was blue (haruka)

missing him was dark gray
C’était un tout nouveau monde qui s’ouvrait à Natsuki. Comme si pendant tout ce temps elle vivait enfermée, un voile devant les yeux l’empêchant de voir les choses correctement ; portant des lunettes de soleil, incapable de voir à quel point le soleil était si lumineux. Et maintenant qu’elle avait le pouvoir de les enlever, tout lui semblait nettement plus beau : le ciel luisait d’un bleu vif, l’herbe grandissait d’un vert claire, le soleil brûlait d’un blanc aveuglant. Le monde autour d’elle prenait vie et elle s’amusait à y courir dedans, librement, sans que personne ne puisse désormais l’arrêter ; enfin, il y avait toujours les mêmes personnes qu’avant, mais elle n’avait plus peur, maintenant. La petite Natsuki enfant, joyeuse et bavarde, pouvait enfin faire son retour, bien qu’elle ait dû être réprimée par la Natsuki adolescente qui avait peur de tout (mais elle n’avait plus peur, elle était libre !). Natsuki avait beau bientôt avoir vingt-cinq ans, elle ne se découvrait que maintenant, ne découvrait qui elle était vraiment après avoir passé presque vingt ans de sa vie à jouer le rôle de la petite fille modèle et sage (ce n’était pas elle, pas elle).

Alors Natsuki avait des étoiles dans les yeux en ouvrant la porte du Fortarôme, bien heureuse de pouvoir profiter d’une glace en ces temps chauds (plus de grand-mère pour lui dire de faire attention à sa ligne, bien qu’elle se sentait malgré tout toujours épiée ; des habitudes dures à perdre). Ses yeux pétillaient de bonheur, mais perdaient légèrement de leur éclat en voyant Haruka. Haruka, même si elle l’aimait, il lui rappelait tous ses mauvais souvenirs : les fiançailles brisées, sa trahison, sa lutte contre sa famille, la sensation de perdre pied, l’impression de se perdre, ne plus savoir qui on était, préférer s’enfermer, la peur, les crises, les disputes. Et elle savait qu’il avait beaucoup donné pour elle : justement, peut-être avaient-ils trop donné, tous les deux ? Trop donné, l’un et l’autre, pour s’aimer, et peut-être que la flamme n’en pouvait plus, la flamme était fatiguée. Elle avait besoin de temps (ou peut-être était-elle si fatiguée qu’elle ne serait plus capable de s’allumer).

Malgré tout, Natsuki fit mine de rien et s’assit en face de Haruka, les cheveux courts, bien à l’aise dans sa nouvelle coupe (marque du nouveau départ qu’elle prenait : un chemin qui s’éloignait de plus en plus de lui). « Hey Haru ! Bonne journée ? » Elle lui sourit puis parcourut la carte, sifflotant une musique, le cœur plus léger que jamais (face à pourtant la réalité qui devait venir s’écraser sur elle : faire face à elle-même, à ses sentiments, pour lui, pour eux).

@yanagi haruka

missing him was dark gray
Il ne voit qu’elle à partir du moment où elle rentre dans la boutique. Il la détaille du regard, comme un vieil automatisme contre lequel il ne peut rien. Il voit sa robe bleue, magnifique, mais pas autant que celle qui la porte ; il voit ses jambes, il voit son cou, ses bras et ses longues mains. Chaque partie du corps lui rappelle quelque chose. La chaleur de sa main dans la sienne, la chaleur de son cou au creux de ses lèvres. Pourtant, ce qu’il remarque en premier, c’est son visage. Son regard, ses pupilles qui semblent avoir retrouvé une lueur qui n’existait plus depuis des années. Son sourire, si lumineux et pourtant qui semble fatigué. Ses cheveux, coupés. Son regard s’attarde quelques secondes sur eux. S’il sent son coeur se tordre, ce n’est pas parce que la coupe lui va mal, mais parce qu’il ne savait pas qu’elle s’était coupé les cheveux. Il ne savait même pas qu’elle en avait l’intention. Mais il sait pourquoi elle ne lui en a pas parlé.

Parce que de quoi parlent-ils, ces derniers jours ? Des messages de plus en plus rares. Au début, il a compté les heures entre l’envoi d’un message et la réponse de Natsuki. Il a noté silencieusement l’attente qui se faisait plus longue, et les réponses plus courtes. Il a compté le nombre d’appels laissés sans réponse.
Bien sûr, il y avait toujours une bonne raison. Elle était occupée avec une amie ou elle était sortie découvrir un endroit. Il a bien conscience que ce ne sont pas des mensonges. Elle a tant de choses à découvrir maintenant qu’elle est libérée ; il est content de savoir qu’elle profite pleinement de sa nouvelle vie. Il est rassuré de la voir si légère. Il est ravi de l’observer construire une nouvelle vie, une vie qui lui appartient à elle seule.
Il aimerait juste faire davantage partie de cette nouvelle vie, lui aussi.

« Bonne journée. » acquiesce-t-il avec un léger sourire. Il écoute son sifflement insouciant et il réalise qu’il se sent comme un spectateur. Il n’est plus un acteur de la vie de Natsuki, il est un spectateur, il note les changements et il s’en réjouit, mais il n’y contribue plus. Il n’y participe pas.
Même en cet instant où ils sont ensemble, il ne s’est jamais senti aussi éloigné d’elle. Il n’a jamais eu l’impression d’être complètement en dehors de la vie de sa petite copine, pas même quand ils ne s’étaient plus parlés depuis des années après le conflit familial. Peut-être parce qu’au fond de lui, il savait qu’il lui suffisait de faire le premier pas pour qu’elle lui revienne. Parce qu’il a toujours su qu’elle l’attendait, malgré tous les signes qui montraient le contraire, malgré le fait qu’il ne la méritait pas.
Et en cet instant, il sait aussi qu’elle n’est plus auprès de lui, même si tous les signes montrent le contraire. Il sait qu’ils ne sont plus sur la même longueur d’onde. « Tu as coupé tes cheveux ? » Son ton est curieux, il ne montre rien de sa surprise, encore moins de sa tristesse. Haru a toujours cru qu’il serait heureux de la voir heureuse ; il n’aurait jamais imaginé être aussi désespéré, alors qu’elle est en face de lui, plus légère que jamais. Son coeur, à lui, pèse plus lourd que jamais dans sa poitrine. Il essaie de ne pas se concentrer sur ses ressentis, parce qu’aussitôt qu’il le fait, ses larmes montent aux yeux. Alors, sans perdre son sourire, il l’écoute lui répondre avec un ton ravi qu’elle a toujours voulu voir à quoi elle ressemblerait avec les cheveux courts. Que c’est un symbole, aussi, parce que ses parents ne lui auraient jamais autorisé à le faire. Qu’elle se sent si légère, maintenant qu’elle l’a fait, mais elle sait que ce n’est pas juste le poids des cheveux en moins qui lui donne cette sensation. « Tu as bien fait, ça te va très bien. Tu es toujours très jolie, mais encore plus comme ça. » confirme-t-il en jouant avec ses doigts. Cette fois-ci, il ne réussit pas à cacher une pointe de tristesse dans sa voix. Par Comme ça, il ne veut pas dire avec les cheveux courts, mais avec cet air soulagé et libéré.
Un air soulagé et libéré, mais pas amoureux.

Elle rigole timidement, peut-être même qu’elle rougit un peu. Elle le remercie, puis le sujet change. Quelle glace tu vas prendre ? Cette coupe a l’air trop bonne ! On prend chacun quelque chose de différent et on partage ? Il discute comme si de rien n’était mais chaque seconde qui passe rajoute un poids à son coeur.

Il sait ce qu’il s’apprête à dire. Il sait ce qu’il s’apprête à faire.
Il sait aussi que c’est la meilleure décision. La meilleure chose qu’il puisse faire pour elle.
C’est pour ça qu’il ne se permet pas d’hésiter.
Il ne le regrettera pas.

Il se demande s’il devrait aborder le sujet avant que les glaces arrivent, ou pendant qu’ils mangent. S’il en parle avant, est-ce qu’il ne va pas gâcher le goût de la glace ? Et s’il en parle pendant, est-ce qu’il ne risque pas d’associer la glace à leur rupture ? Mais peut-être qu’elle est occupée, et que s’il attend que la glace soit terminée, elle sera sur le point de partir faire quelque chose d’autre, un imprévu, une amie qui la contacte soudainement.

Quand le serveur pose les coupes sur la table, il réalise que le silence est retombé entre eux depuis quelques minutes. Il n’a pas pensé à relancer le sujet. Il voit du coin de l’oeil Natsuki qui range son téléphone et réalise qu’elle n’a pas trouvé quelque chose à dire, elle non plus ; alors elle était sur son téléphone, en attendant la glace. Elle pousse quand même une exclamation pour souligner combien les deux coupes ont l’air bon, et Haruka confirme. « Ça me met l’eau à la bouche ! » réplique-t-il alors que son estomac est noué. Pas même l’odeur de la fraise que la coupe dégage ne suffit à le mettre en appétit.

Natsuki n’attend pas une seule seconde avant de planter sa cuillère dans sa coupe et déguster sa glace, le regard pétillant. Haruka, une nouvelle fois, se contente de l’observer, alors qu’il joue nerveusement avec sa cuillère. Il bouge la glace d’un côté, puis d’un autre, sans jamais goûter la coupe. Au bout de plusieurs secondes, il sent ses larmes remonter aux yeux. Ça lui brûle si fort ; ses yeux, son coeur, tout. Il déglutit plusieurs fois, comme pour les ravaler, mais il a un nœud dans la gorge et chaque déglutition lui fait aussi mal que s’il avait une angine. Il ne dit rien, il a même détourné le regard, fixé sur sa coupe, mais elle a dû remarquer quelque chose, parce qu’il entend sa voix inquiète. Il s’est passé quelque chose, Haru ?

Pendant un instant, tout le courage qu’il avait rassemblé semble s’évaporer comme un nuage de fumé. Il reste silencieux plusieurs secondes, dans la même position, et la folle pensée le traverse enfin (et si je n’en parlais pas aujourd’hui ?). Puis il lève les yeux vers elle et il voit son malaise écrit sur son visage.
Le malaise de Natsuki parce qu’elle a remarqué quelque chose, mais qu’elle n’a pas l’énergie pour l’aider. Parce qu’elle va enfin un peu mieux et qu’elle voudrait juste que la conversation soit légère, pour ne pas culpabiliser davantage vis-à-vis de lui.

Il sait que c’est un cercle vicieux. Plus ils restent ensemble, plus elle se sentira mal de ne pas réussir à l’intégrer dans sa nouvelle vie. Il va gâcher sa liberté si durement acquise.
Alors il se décide une bonne fois pour toute. Il lâche la cuillère, laisse tomber l’idée de manger quoi que ce soit pour aujourd’hui. « J’aimerais qu’on discute de nous, Natsu. » Il a les yeux dans les siens, de telle sorte qu’il peut les voir s’agrandir de surprise. Mais il ne fait pas durer le suspens, il ne l’oblige pas à demander ah bon, quoi ? Il reprend la parole avant. « Je pense qu’on devrait rompre, toi et moi. » Les mots sortent plus facilement qu’il ne le pensait. Il s’est imaginé les prononcer tellement de fois ces derniers jours, mais à chaque fois, il pensait qu’il balbutierait, ou qu’il se mettrait à pleurer, ou qu’il dirait les choses de façon plus détournée.
Finalement, quand les mots sortent, il se sent presque soulagé. Les larmes qui menaçaient de tomber, au coin des yeux, disparaissent un peu. Sa voix ne tremble pas. L’immense poids qu’il sentait en lui disparaît en une fraction de seconde. À la place, il se sent soudainement complètement vide. Un goût amer dans la bouche, il a l’impression qu’on vient de lui arracher quelque chose qu’il ne récupérera jamais.
Ses mains se rejoignent sur la table et il se remet à jouer nerveusement avec ses doigts. Il prend une première respiration, puis une deuxième, parce qu’il a l’impression qu’il va perdre connaissance s’il ne le fait pas. C’est lui qui a prononcé les mots, mais c’est comme si le sol s’ouvrait sous ses pieds, comme s’il perdait contenance. Il est dans un état second où tout ce qu’il ressent est un vide écrasant, comme si le film qu’il regardait venait de se terminer et qu’il était dans la salle, face au générique de fin, arraché à tous les ressentis offerts par l’oeuvre qui l’a transporté jusqu’à là. « Je ne veux pas que tu penses que je dis ça sous le coup d’une émotion ou parce que je ne t’aime plus. Je t’aime encore, Natsuki, à un tel point que je me demande ce que je vais devenir quand tu auras quitté la boutique. Mais peut-être qu’on a traversé trop de choses, toi et moi. Je pense qu’on est comme deux coureurs, toi et moi. On a couru tous les deux une longue distance ensemble, on a sauté plus d’obstacles qu’on s’en pensait capable. Quand l’un était épuisé, c’est l’autre qui l’entraînait, et inversement. Mais maintenant, il faut qu’on court chacun à son rythme. Il faut qu’on trouve chacun son rythme de course. Et on découvre qu’on n’a pas du tout le même rythme, toi et moi. » Il marque une nouvelle pause, de quelques secondes. Il a l’impression de devoir digérer ses propres paroles, alors qu’un trou immense remplace son estomac. « Si on continue de courir ensemble, l’un va pousser et l’autre va se sentir poussé. Je suis sûr qu’à un moment, on avançait au même rythme, mais on a changé, tous les deux. Et c’est de la faute de personne. Je suis sincèrement ravi que tu découvres ton rythme. Je suis tellement soulagé de te voir si heureuse, dans ta nouvelle vie, Natsuki. Et je ne regrette rien. Je ne regretterai jamais rien. »
Peut-être qu’il parle trop. Peut-être qu’il devrait la laisser parler, elle. Mais il a envie de tout dire maintenant, avant d’oublier ce qu’il voulait dire, avant que le vide qu’il ressent ne le dévore tout entier. « Je ne dis pas qu’on ne devrait plus se côtoyer du tout… » Sa voix se remet à trembler. Est-ce qu’il réalise vraiment ce qui est en train de se passer ?
Et elle, est-ce qu’elle réalise ?
Il est tellement dévoré par ses émotions et ses sentiments qu’il ne parvient pas à déchiffrer ceux de Natsuki. Il voit les larmes au bord de ses yeux, il voit qu’elle a baissé le regard, mais il est incapable de donner un sens à tout ça, pour l’instant. « On ne peut pas tracer un trait définit sur toute notre relation, toutes ces années de partage et d’amitié… mais je suis sûr que la distance nous fera du bien. » Surtout à toi, a-t-il envie de rajouter, mais il ne veut pas la faire culpabiliser. « Merci pour tout, Natsuki. Pour tout ce que tu m’as apporté. Pour tous ces moments de bonheur et de réconfort. »

Je t’ai aimé comme je ne serai jamais capable d’aimer quelqu’un d’autre, Natsuki.
Mais il ne dit pas ça, parce qu’il a l’impression que ça sonne comme une promesse. Comme s’il s’engageait à ne jamais aimer quelqu’un autant qu’elle ; et même s’il est sûr que c’est vrai, à cet instant précis, il se dit que ce n’est pas un bon point final à leur couple.

Elle relève les yeux vers lui et à cet instant précis, il est persuadé de pouvoir entendre son propre coeur se briser. Il voit dans son regard tout ce qu’elle ne parvient pas à dire. Combien elle est désolée. Combien elle l’a aimé, à lui aussi. Combien elle est reconnaissante. Combien elle culpabilise. Et il ne pensait pas qu’ils échangeraient un regard pareil, un jour. Parmi les milliers de regards qu’ils se sont échangés, avec les années.
Il sent la larme couler sur sa joue avant de réaliser qu’il pleure. Il porte machinalement sa main sa joue, mais le torrent de larmes le submerge aussitôt et sa main n’arrête rien. C’est comme arrêter une vague avec un château de sable. « Ne t’excuse pas... » murmure-t-il entre ses larmes. « Je ne t’en veux pas, alors ne t’excuse pas. Je suis vraiment content pour toi, Natsu. » Il devrait la laisser parler, il en est sûr. Il devrait la laisser vider son sac, elle aussi.

Mais il ne sait pas s’il est prêt à entendre tout ça.
Non, il est sûr de ne pas en être capable. Pas aujourd’hui. Pas maintenant.
Il a déjà l’impression de mourir sur place. « Je suis désolé… » finit-il par murmurer à l’instant où il se lève de sa chaise.

Il quitte la boutique comme ça, le visage rempli de larmes, le coeur brisé.
Et ses pensées qui le rendent fous.
Tu t’étais promis de ne pas pleurer pour ne pas la faire culpabiliser.
Tu aurais dû l’écouter.
Tu aurais dû attendre avant de partir.
Tu n’aurais pas dû t’excuser avant de partir.
Tu aurais dû la laisser parler.

@kujou natsuki