thinking it's your fault after the fact is just pointless (naori)

Cet endroit était beaucoup trop petit pour leurs deux personnalités. Trop étroit pour deux enfants. Celle qui jusque-là avait toujours été fille unique, l’enfant chérie, l’enfant choyée, ne l’était plus. Ils étaient deux. Deux à devoir tout partager, ses affaires, sa maison, ses parents. Du haut de ses presque onze ans, la petite qui s’imaginait pourtant si mature se fichait bien de l’allure de celui qu’elle devrait maintenant considérer comme son frère. Enfin, demi-frère plutôt. C’était déjà bien assez, d’avoir un père en commun. Elle ignorait son visage fermé, son corps abîmé, son changement radical de mode de vie. Elle ne pensait qu’à elle. Elle qui pourtant était une enfant si joyeuse, généreuse et parfois même courageuse. Elle avait besoin de temps. Et elle craignait d’y perdre ses parents au passage, surtout sa mère. Cette mère qui assumait l’erreur — qui n’en était d’ailleurs pas une — de son mari avec fierté, la tête haute, qui bravait les mauvaises langues et n’avait que faire des regards noirs. Le sien l’était plus et ses paroles suffisaient à clouer le bec à quiconque osait malmener son fils. Le comportement de Naori à la maison était jugé mais compris. Et dans le coeur de cette mère se trouvait bien trop d’amour. Assez pour les deux, ce que Naori ne comprenait pas. “ Fous moi la paix, Rion. Dégage de là. ” Les années passaient et les disputes se multipliaient, s’intensifiaient. Elle n’acceptait pas d’être jalouse, et pourtant c’était le cas. Après tout ce temps, elle avait toujours aussi peur, était toujours si peu confiante. Il lui suffisait d’un sourire en coin, d’une petite pique pour la rendre folle. Presque aussi folle que Rion, dans ses accès de colère. C’était peut-être de famille, au final. Ça leur faisait au moins ça en commun. Pourtant, Naori n’était pas de nature violente, elle restait calme, la plupart du temps. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était de blesser avec les mots. Parce que c’était plus fort que n’importe quel coup de poing. Et cette fois-ci avait été celle de trop. “ On sait très bien qui de nous deux est l’enfant voulu. Celui qu’on a attendu, celui pour lequel on s’est réjoui. Papa était peut-être avec ta mère quand je suis née, mais moi, il m’a choisie. Pas toi. ” Et la tension montait un peu plus. A chaque mot prononcé. Un petit rire discret, une attitude cynique. “ Tu n’as pas ta place ici. ” qu’elle avait lâché en le regardant droit dans les yeux, un poing posé contre son torse. Et l’autre main qui s’échouait un peu plus fort sur son épaule, comme une petite tape. Celle que l’on fait à un enfant dont on se fiche de l’avis. Et la colère qui la faisait frapper toujours plus fort, toujours plus. La tristesse aussi, parce qu’elle était perdue, et qu’elle avait constamment peur de ne plus avoir sa place. Peur d’être dans sa situation. Puis un objet finit par heurter violemment la tête. Assez pour l’étourdir quelques secondes, assez pour l’énerver davantage. Assez pour la pousser à repartir en arrière, user ce don qu’elle ne maîtrisait pourtant pas tellement. Et assez pour que, sous l’effet de la haine, elle veuille remonter plus loin. Assez loin pour l’empêcher de venir pourrir, gâcher sa vie.

“ T’as cru que viser la tête allait me faire peur ? La prochaine fois, te loupe pas. ” La maison était vide, une fois de plus. “ Qu’est-ce que tu racontes ? Hier soir, papa et maman étaient encore au boulot. J’étais pas là hier soir. Et maintenant t’es un menteur, c’est nouveau. Il s’est rien passé, tu racontes des conneries. C’est parce que t’as pas supporté ce que j’ai dis ? La vérité ? T’es malade. C’est de famille. Et c’est dans ta nature. ”Il n’en fallait pas plus pour en revenir aux mains. Et pour reprendre un nouveau coup, exactement au même endroit. La scène semblait s’être répétée, d’une autre manière certes, mais la finalité restait la même. Elle n’esquivait rien. Les journées se succédaient, ou du moins, la journée et se terminait toujours de la même manière. Des semaines, des mois, Naori avait perdu toute notion de temps et il lui était impossible de savoir la véritable durée de cette situation. Souvent, elle se disait que ce n’était qu’un simple rêve, que son esprit lui jouait des tours. Mais chaque matin, au réveil, la douleur était bien là, lancinante et un peu plus intense. Aucune marque, aucune trace de ses frappes, qui lui semblaient pourtant toujours plus fortes. Ça lui faisait mal, physiquement et moralement, et la colère avait progressivement fait place aux larmes, à l’anxiété, à la folie. “ Hey, Rion ! ” Son poing frappa son torse, pas aussi fort qu’elle ne l’aurait voulu. Cette fois-ci, elle l’attaquerait en première. Quitte à revivre indéfiniment la même journée, autant se lâcher, dire et faire tout ce qu’elle n’avait pas pu avant. “ Je te déteste, tu m’as ruinée. Tu as gâché ma vie. C’est de ta faute, tout est de TA FAUTE ! ” Il la repoussa une fois, deux fois, trois fois. Mais c’est qu’elle était tenace, la petite. Naori attrapait tout ce qui lui passait sous la main et le balançait sur Rion. Tout sans exception. Elle ne cherchait pas à comprendre quoi que ce soit. Elle voulait lui faire mal, elle voulait le rendre fou, elle voulait qu’il ressente ce qu’elle ressentait à ce moment. Son corps était fatiguée, elle était complètement épuisée. Elle prit quelque chose d’autre en main, elle ne regardait plus, tant qu’elle avait une accroche c’était bon. Et apparemment, ça avait suffi pour réveiller son frère, qui fit la même chose. Avec un presse-papier. En y repensant bien des années plus tard, Naori se disait qu’il cherchait certainement à se protéger d’elle. De ce qu’elle aurait pu lui faire. Une fois de plus, c’était elle qui en souffrait. Le coup, bien que plus léger que d’ordinaire, avait été de trop. La pièce se mit à tourner autour d’elle, de plus en plus vite et elle perdit connaissances avant de s’écrouler au sol. La douleur n’était plus là, c’était calme, apaisant. Elle était bien.

“ Naori. Naori ! Nao ??? ” La voix de sa mère la fit émerger de son long sommeil. Les murs étaient bien trop clairs par rapport à chez eux et des bips incessants indiquaient qu’elle se trouvait dans un hôpital. Ils avaient passé leur nuit aux urgences, durant laquelle elle avait perdu conscience plusieurs fois. Son oeil gauche était bandé et le mal de crâne qui y était associé ne présageait rien de bon. “ Tout va bien, ne t’inquiète pas. ” Elle lui souriait tendrement, une main sur la sienne. “ Repose-toi encore un peu, on pourra discuter plus tard. ” Elle hocha la tête puis dormit de nouveau, épuisée. Traumatisme oculaire à globe fermé : hémorragie intraoculaire et névrite optique, autrement dit, du sang dans le corps vitré et une inflammation du nerf optique. Assez grave, apparemment, puisqu’elle avait perdu toute fonction de cet oeil. Malgré les traitements, la magie, rien ne lui avait rendu la vision. Ils avaient simplement pu arranger son apparence, faire en sorte que ça ressemble à un oeil normal. C’était plutôt réussi, elle y croirait presque. A cela s’ajoutait une légère cicatrice facilement dissimulable sous ses cheveux. De bien grosses conséquences pour un acte si banal. Quand on lui demandait d’exposer les faits, elle répondait simplement que c’était une “ dispute comme une autre, je l’ai provoqué. ” Ce à quoi elle s’empressait d’ajouter qu’il ne s’en était pas sorti indemne non plus.

“ Eren a demandé de tes nouvelles. Il aimerait venir te voir. Je veux être seule, s’il-te-plaît. ” Elle jeta un oeil rapide sur son téléphone portable, vit la dizaine de messages que son meilleur ami lui avait envoyé et surtout, surtout, la date : 16 août 2007. Le cauchemar avait pris fin. Enfin.

“ Eeeh Cyclope ! ” Une main se posa sur son épaule. “ M’appelle pas comme ça ! Combien de fois je te l’ai dit ? T’étonnes pas si je réponds pas après. ” Elle reprit sa marche, elle avait des examens à préparer, chose que visiblement Eren avait omis. “ T’inquiète pas, tu vas les réussir haut la main. T’en sais rien. Tu réussis toujours. Ça, c’est parce que je travaille beaucoup. Contrairement à toi… C’est quoi ton secret ? C’est… le talent ! Mais oui, bien-sûr ! ” qu’elle s’était exclamée, comme si la réponse était évidente. “ On va faire un tour, ça va te détendre. ”

“ Je viens d’apprendre que j’avais déjà un poste d’auror, plus qu’à valider cette cinquième année et c’est fini ! ” Eren avait trouvé sa voie, ce à quoi il voulait consacrer sa vie entière et c’était ce qui le rendait encore meilleur. Cette passion qui l’animait, l’envie de se surpasser un peu plus chaque jour, il pouvait en parler pendant des heures. Naori ne comptait plus les moments importants qu’ils avaient pu partager ensemble. Ils se connaissaient depuis beaucoup trop longtemps, le genre d’amitié unique qu’il faut savoir chérir. “ Je suis fière de toi, félicitations. ” Sourire instantané. “ Mais te repose pas trop sur tes lauriers ! Tu peux pas réussir à tous les coups alors travaille !! C’est mal me connaître. Arrête-toi là, vraiment. Tu sais ce que je peux faire quand je m’emporte. Ça m’empêchera pas de t’embêter chaque seconde de chaque minute de ta vie. T’es insupportable. Je sais. ” Il marqua une petite pause, prit un air un peu plus sérieux, celui qu’il prenait quand il voulait aborder quelque chose d’important. “ J’ai quelque chose à te demander. Oui ? Que s’est-il vraiment passé ce jour-là, avec Rion ? Tu le sais déjà, on s’est disputé, comme d’habitude. Non, tu vas pas me refaire ce coup-là. Il s’est passé autre chose. Tu… tu as changé. Pas que d’apparence, t’as été blessée et je l’ai tout de suite remarqué. ” Nouvelle pause. “ Et puis il y avait tes cheveux. Comme s’il s’était passé des mois depuis la veille. J’ai longtemps eu des doutes mais maintenant, j’en suis certain. Et je suis là pour que tu puisses en parler. Combien de fois as-tu dû revivre cette journée, Nao ? ” Peu de personnes était au courant de son don de turner. Elle s’était efforcée de le cacher au reste du monde pour éviter d’être mise sous surveillance par le ministère ou finir en rat de laboratoire. C’était leur accord, avec sa mère, mais ce secret n’était pas facile à porter. Encore moins à la cacher à des personnes comme Eren, avec qui elle passait une grande partie de son temps libre. Partager cette information lui permettrait pourtant de relâcher un peu la pression, avoir une épaule sur laquelle se reposer et se détendre, comme il lui disait sans cesse. Elle aurait dû se douter qu’il saurait, un jour ou l’autre. C’était son métier, de faire attention aux petits détails et il avait très certainement été formé pour savoir reconnaître les différents hensokus. “ Je… je suis désolée. ” se contenta-t-elle de répondre. Désolée d’avoir menti toutes ces années. Elle se racla la gorge, essuya rapidement quelques larmes qui manquaient de couler. “ J’espère que tu comprends. Bien-sûr. Je cherchais juste à me protéger. Je sais. ” Il la prit dans ses bras quelques instants, assez pour la remettre en confiance. “ Je me demandais comment tu réussissais si bien les exams chaque année ! Mystère résolu.  ” Petit coup sur le torse largement mérité, suivi de rires. “ Non mais j’ai ma fierté enfin ! Et des règles strictes ! Arrête de me regarder comme ça. ” Il la fixait d’un air rieur, presque moqueur même. “ Divination, troisième année. Option prise juste pour le fun, t’y comprenais absolument RIEN. Pour une fois que j’étais meilleur que toi en quelque chose ! Allez, avoue… ” Petit coup d’épaule, puis un autre. “ … J’allais me faire virer du cours sinon, je pouvais pas me le permettre ! Je le SAVAIS ! C’est une des rares fois, le reste de ma scolarité s’est passé de manière parfaitement honnête, merci. Hmm-hmm. ” Et elle le poussa un peu plus fort cette fois-ci, parce qu’il le méritait et qu’il se moquait ouvertement d’elle. Gentiment certes, mais quand même. Elle prit une profonde inspiration avant de se confier, enfin. “ Je sais pas exactement combien de fois j’ai revécu cette journée. Probablement des mois, j’avais perdu toute notion de temps. C’était assez… traumatisant et stupide de vouloir me servir de ce don contre Rion. ” C’était plutôt difficile avec son demi-frère. L’entente ne passait pas mais au fil des années, elle s’était rendue compte que ce n’était pas correct, de lui avoir infligé ça. “ Je lui en voulais beaucoup, d’avoir débarqué comme ça dans ma vie alors qu’il y a été lui-même forcé. Et encore plus de m’avoir fait faire cette erreur, parce que bien-sûr, c’était de sa faute et pas la mienne. Ça fait des années maintenant qu’il culpabilise et que je fais rien pour y remédier. Des années qu’il pense que cette blessure vient de lui, alors qu’en réalité, j’ai une grosse part de responsabilité dans ce qui m’est arrivé. ” Ils ne s’appréciaient peut-être pas plus que ça, mais elle s’était habituée à lui. “ Tu lui en as déjà parlé ? ” Elle fit un signe de tête, non. Elle n’était pas certaine de pouvoir le faire, d’admettre son erreur, d’accepter le fait que Rion n’était pas la source de tous ses problèmes. Il restait toujours aussi agaçant. “ Tu devrais, vous n’avez plus quinze ans. Ouais. ”

“ Est-ce que tu as déjà utilisé ce don sur moi ? Dis ou fais quelque chose que tu regrettais ? Non. Est-ce que tu comptes le faire ? Jamais, je serais incapable de te faire ça. Sauf si tu te conduis comme un véritable enfoiré. Ou si tu te comportes comme une enfoirée ! Impossible. Même si… Même si quoi ? ” Il eut un petit rire gêné, détourna son regard quelques secondes. Puis se reconcentra de nouveau sur elle. Il était si beau, elle l’avait toujours pensé. Mais ce jour-là, il l’était un peu plus. “ Même si ça. ” Il prit sa main dans la sienne, posa l’autre sur sa joue, puis l’embrassa doucement, tendrement. “ Tu veux quand même pas me faire oublier ça ? ” Elle secoua légèrement la tête. “ Je veux pas perdre mon meilleur ami. Tu n’auras pas à le perdre, c’est promis. ”

La petite maison de leur grand-mère avait fière allure depuis les modifications faites par Rion, elle devait l’admettre. Naori n’avait jamais pensé y vivre un jour, encore moins avec son frère, mais le loyer proposé était beaucoup trop attractif pour risquer dépenser ailleurs. Et puis, elle y était tout de même assez attachée et ça faisait resurgir de nombreux souvenirs. “ Rion, je rentre pas ce soir je serai chez Eren. Profites-en pour réparer les pots cassés avec Yiren, une fois de plus. T’as vraiment été un con la dernière fois, tu devrais l’inviter. ” Elle rassembla quelques affaires pour le lendemain. Ils prévoyaient de passer la soirée entre amis et soit Naori, soit Eren, soit les deux allaient finir ivre mort. Avec un peu de chance, elle espérait ne pas être celle qui se traînerait le poids mort du copain à pas d’heures le matin. “ Je sais vraiment pas ce qu’il te trouve. Je sais pas ce qu’elle te trouve non plus. Allez, salut. ” Elle prit son téléphone portable pour lui envoyer un message rapide : Je sors, tu dois être en retard comme d’hab. Je passe chez toi avant et on les rejoint ensemble ? A toute., avant de transplaner à leur lieu de rendez-vous. Réponse quasi-immédiate, dans lequel le jeune homme lui répétait que non, il n’était pas en retard et qu’il l’attendait même. Bien-sûr, il te reste même pas cinq minutes ! // Ok chef !

Arrivée sur le pas de sa porte, elle toqua une première fois avant d’appeler son nom. De l’autre côté, elle pouvait entendre des bruits de pas rapides, traversant l’appartement de long en large puis un bruit sourd. “ T’es pire qu’une fille. Non, un enfant. T’es un vrai gamin en fait. Je rentre ! ” Au sol, un large sourire aux lèvres, il lâcha un petit râle puis se releva tant bien que mal. “ Salut. Allez, dépêche-toi. ” Elle se dirigea machinalement vers le salon puis s’affala sur le canapé. Ils passaient leur temps entre chez lui et la maison partagée avec le frère de Naori. Mais depuis quelques semaines, ils préféraient rester chez Eren, où personne ne les embêterait. “ Un petit before, ça te dit ? ” Elle attrapa un pack de bières dans le frigo puis l’invita à s’asseoir près de lui. “ Celle-ci est vraiment dégeulasse, t’as pas de goût. On prendra du champagne au restaurant, t’en fais pas. Ou bien quelque chose de plus fort ? T’es sérieuse ? Qui de nous est le plus alcoolique, je me le demande bien ! Et depuis quand t’es devenu raisonnable ? Deux verres maximum avant que tu t’accroches à mon cou. Trois. Je vais être généreuse, quatre pour toi. Facile. Tu te rends compte qu’ils risquent de nous détester ? On s’en fou, faut bien s’amuser. Et c’est l’auror qui dit ça. Quel exemple. ” Il haussa les épaules, puis tous les deux pris de fous rires entamèrent une première bière. “ Une seule, ok ? Et on le contabilise. Deal. ” Puis une deuxième, et c’était avec une demi-heure qu’ils se présentèrent, en retard. Un peu joyeux aussi, mais pas bourrés. Ils étaient souvent comme ça, ensemble.

“ Pardon, j’ai été un peu retenue au travail. Naori, enchantée. ” Ce soir-là, ils avaient décidé de partager le repas avec des collègues d’Eren. Des aurors principalement, mais également une étudiante qu’il avait encadré et dont elle avait beaucoup entendu parler. “ Karma, bonsoir. ” Le reste de la soirée s’était plutôt bien déroulé, entre ragots de travail, souvenirs de formation et autres détails croustillant. “ Ce que je fais ? Je suis encore étudiante, je prépare un hakushi qui mêle technomagie et sciences fondamentales. Sur le temps, plus précisément. ” Elle observa un petit silence à table. “ Beaucoup moins amusant, je l’admets. Peut-être. ” Gros coup de coude dans les cotes, à peine caché. “ Mais ça en reste pas moins impressionnant. Ravie de voir que je peux compter sur toi. ” Elle termina sa bière, prit un autre cocktail. “ Avouez, il est comment au boulot ? Parce qu’il est TOUT le temps en retard. Je l’ai littéralement entendu courir dans l’appartement tout à l’heure. C'est facile pourtant : pantalon, chemise, chaussures et éventuellement une veste. C’est dingue. ” Elle lâcha un rire franchement moqueur, tout en le fixant droit dans les yeux. “ Je t’avais dit qu’au-delà de deux verres tu serais finie ! Ça va très bien, bois plutôt les tiens. ” La nuit s’était terminée sur des éclats de rire, et presque tout le monde avait trop bu. Naori un peu plus. Ils prirent le temps de marcher un peu sur le chemin du retour. “ Je savais que tu tiendrais pas. C’était volontaire. Plus facile de me ramener à la maison plutôt que de te traîner toi. T'es bien trop lourd. T’es impossible. Et tu sais parler aux hommes dis donc. Faut bien que je profite un peu du côté protecteur de mon copain. Je croyais que t’aimais pas ça ? Un peu quand même. ” Naori était fière, beaucoup trop même. Elle refusait catégoriquement de se faire entretenir ou passer pour la demoiselle en détresse. “ On rentre chez moi ce soir, c’est plus rapide. Oui. Et je préfère être avec toi plutôt que Rion. ”

Elle s’était endormie à peine la tête posée dans le lit. Un sommeil paisible, très profond. Tellement qu’elle avait raté son réveil. “ Je suis en retard. T’aurais pu me réveiller ! Eren, prépare-toi, tu vas manquer ta journée. Oooooh ! ” Elle le secoua vivement, balança même un coussin en pleine tête, toujours emportée par son réveil en panique. En réponse, un grognement incompréhensible et les mains plaqués sur ses oreilles. “ Il est que cinq heures Nao rendors-toi. ” lâcha-t-il en regardant furtivement sa montre. “ Oh… Pardon. ” Elle reprit doucement place à ses côtés, en profitant pour poser la tête près de son torse. “ Désolée, bonne nuit. Elle n’a plus rien de bonne t’as coupé mon cycle. Si je suis en retard ce matin ça sera de ta faute. Pas besoin de moi pour ça, hein. Ça peut m'arriver d'être surprenant parfois. Je vais préparer le petit-déjeuner ce matin tu verras. Bien-sûr... ” Il passa un bras autour de son corps, lui déposa un baiser dans les cheveux, et se rendormit de nouveau. Naori était persuadée qu'il ne se souviendrait pas de ses paroles quelques heures plus tard, ce qui la faisait doucement rire. Et pourtant, il avait fait quelque chose. La cuisine était dans un état lamentable, mais c'était bon et surtout, c'était de lui.

La porte s’ouvrit d’une manière si violente qu’elle fit tomber son verre d’eau. Quinze heures trente, Eren n’était pas censé rentrer avant trois bonnes heures. “ Eren ? Ren ! Tout va bien ? ” Il traversa le couloir pour rejoindre le salon sans lever le visage. Il avançait d’un pas rapide, nerveux et balança ses affaires au sol. “ Qu’est-ce qui s’est passé ? ” Alors qu’il s’affala sur le canapé, Naori se précipita à ses côtés. Elle l’avait rarement vu dans une telle colère. “ Je suis là. ” Elle prit son visage entre ses mains, sourit doucement, le força calmement à le regarder droit dans les yeux (ou plutôt, dans l’oeil bwahahaha). “ Reprends-toi, respire. ” Il inspira profondément, esquissa un sourire à son tour et l’embrassa rapidement. “ Désolé. ” Tout dans le regard de sa petite amie montrait qu’elle s’en fichait, qu’il n’y avait rien à excuser. “ On m’a viré. Quoi ? Comment ça ? Est-ce qu’ils t’ont donné une raison ? ” Il secoua la tête. “ Rien d’assez valable. Une mutation, puis rétrogradé et maintenant ça. Personne n’a pu intervenir ? Vaut mieux pas risquer sa place, ce que je peux comprendre. ” Naori prit quelques secondes pour réfléchir, rassembler le peu d’informations à sa disposition. “ Et toi, t’as eu une idée de ce qui a pu se passer ? ” Il acquiesça. “ Tu te souviens des disparitions entre 2003 et 2005 ? L’enfant d’un de mes voisins en faisait partie. Quitte à être relégué à des affaires non classées, j’ai demandé à travailler sur celles-ci. Personne n’y a vu d’inconvénient au départ et puis… j’ai commencé à trouver un lien. Minime, mais bien présent. ” Il marqua une petite pause. “ Je  suis tombé sur quelque chose qui plaisait pas, le message est passé. Mais m’intimider est loin d’être la bonne méthode. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Continuer. J’ai un contact à l’intérieur. Si on m’a écarté, c’est qu’il y avait quelque chose à cacher. Est-ce que tu veux que… que j’essaie de remonter le temps ? Non ! Surtout pas. Ne prends pas de risque. Je veux t’aider. Tu sais absolument rien, reste éloignée. Je t’assure, Nao, si j’ai raison, tu n’as pas envie d’être mêlée à ça. D’accord... ” finit-elle par affirmer, sans se douter qu’un jour, elle non plus ne pourrait pas rester sans rien faire. “ Mais je peux pas te promettre de rester les bras croisés s’il t’arrivait quelque chose. J’en attendais pas moins de ta part. Merci. ” Il se retint d’ajouter une nouvelle fois de pas se mettre en danger, mais le message avait été clair et Naori pouvait se montrer autant bornée qu’Eren. “ Je te donnerais de l’argent de poche si t’es sage. ” La jeune femme eut un fou rire incontrôlable. “ Pardon ? Je vais m’occuper de toi à partir de maintenant, t’inquiète pas pour ça. Saleté ! ” qu’il lâcha en lui balançant un coussin en pleine face.

D’un geste de main, la petite plante devant elle se figea, tout comme la fourmi grimpant le long de sa branche. Partagée entre les laboratoires de Mahoutokoro et ceux d’une grande entreprise technomagique à Fuji, Naori avait dû rapidement faire ses preuves auprès de ses supérieurs. Le monde de la recherche se voulait un peu plus relax comparé à celui des affaires, où l’intérêt principal était de faire du chiffre. Depuis quelques semaines, elle passait ses journées à travailler, animée par une nouvelle idée qu’elle espérait présenter rapidement. Avant ça, il lui fallait tout de même des résultats, de quoi leur mettre quelque chose sous la dent. En plus de comprendre chaque jour un peu plus le fonctionnement du temps, elle était persuadée que son don l’aiderait à faire des découvertes majeures. Tant que personne n’était là pour l’observer, elle pouvait utiliser ses capacités sans rien risquer. Il suffisait qu’elle effleure une feuille pour que les secondes s’écoulent de nouveau, comme si de rien n’était. Les gouttes d’eau administrées quelques minutes avant glissèrent le long des branches et de la tige et le petit insecte fit demi-tour pour rejoindre la terre, loin d’être perturbé par ce qu’il venait de se passer. Son téléphone portable se mit à sonner. “ Hey Cyclope ! ” Naori raccrocha immédiatement, en rigolant. Ça lui apprendra. “ Mon amour…? J’espère que t’as mangé aujourd’hui. J’étais avec Karma ce midi, elle peut témoigner. Elle m’a parlé de tes exploits en formation d’ailleurs ! Je vois pas de quoi tu parles. Pas de honte à ce que l’élève dépasse le maître, tu devrais plutôt en être fier. Ça, c’est qu’elle pense. Hmm-hmm. Bon, lève la tête de ta paillasse, on va manger. Je suis pas très loin de Fuji, on se retrouve au restau au coin de la rue dans dix minutes ? T’es une source de distraction beaucoup trop importante, je te remercie pas ! Ouais, mais je suis charmant. On peut dire ça, oui. Je t’aime, à toute. Te perds pas sur le chemin hein. Je t’aime aussi. Fais attention à toi, plutôt. ” qu’elle répondit en rigolant, il ne changerait jamais. Et c’était bien pour cette raison qu’elle l’aimait tant. C’était son meilleur ami, avant même d’être son compagnon. Chaque jour, elle mesurait un peu plus cette chance qu’ils avaient.

Les rues du quartier des affaires étaient bruyantes, à toute heure de la journée ou de la nuit, ce qui n’arrangeait en rien son mal de crâne. Elle s’était sentie un peu plus faible aujourd’hui, probablement la fatigue accumulée depuis des mois. Une bonne nuit de sommeil et tout ira bien le lendemain, comme toujours. Le restaurant où ils devaient se rejoindre était à quelques minutes à peine à pieds. Il avait fait chaud toute la journée, mais heureusement, une petite brise rafraîchissait ce début de soirée. Elle prit place dans le restaurant, installée près de la vitre pour le surveiller de loin car, une fois de plus, il allait être en retard. C’était un vrai problème chez Eren, la gestion du temps et même en étant turner, il réussirait à en gâcher. T ‘es où ? On avait dit dix minutes, ça en fait déjà vingt-deux très précisément. Elle jeta un oeil rapide sur la carte, mais savait déjà ce qu’elle allait prendre tant elle fréquentait les lieux. Vingt-cinq minutes… vingt-huit… trente. Et ce mal de crâne qui empêchait les minutes de s’écouler plus rapidement. Elle tenta un appel, mais pas de réponse. Un énorme bouchon aérien s’était formé à l’extérieur, assez inhabituel à cette heure-là. Ce fut ensuite un défilement de balais, aurors et médicomages d’urgences qui slalomaient entre les sorciers. Une boule se logea dans son ventre et elle se précipita dans la rue, téléphone à l’oreille. Encore le répondeur. “ Si t’es juste en retard, envoie-moi un message. Tu l’es tout le temps, je m’en fiche. Réponds s’il-te-plaît. C’est pas drôle. ” Sur le trottoir, on avançait moins vite et les piétons étaient agglutinés à l’intersection. Elle se fraya un chemin, tant bien que mal, jusqu’au premier auror. “ Que s’est-il passé ? Un accident de balai. ” L’officier avait répondu d’un air totalement détaché, beaucoup trop occupé à contenir la foule. “ Savez-vous de qui il s’agit ? Je ne peux rien vous révéler, ceci est une enquête en cours. Une enquête ? C’était un acte volontaire ? Mon-monsieur, s’il-vous-plaît ! Reculez-vous, Madame. Attendez, attendez ! ” Il lui fallait une seule photo, qu’elle présenta à l’homme. “ Est-ce que c’est lui ? ” Il n’eut pas le temps de répondre qu’elle vit une silhouette familière parmi les agents du gouvernement. “ Ophélie, Ophélie ! ” Elle glissa quelques mots à son collègue puis vint à la rencontre de la Asano. “ Nao, tu ne devrais pas être là. Comment ça ? Qui-qui a eu cet accident ? J’essaie de joindre Eren mais j’ai aucune réponse, il répond toujours ! Je… suis-moi. Laissez la demoiselle passer, merci. ” Elle avait détourné le regard et ça ne lui plaisait pas. Naori n’aimait pas ça, parce que ça ne présageait rien de bon. “ Naori… Eren a eu un accident. Une équipe de médicomage essaie de stabiliser son état. La personne est en fuite mais son balai a été identifié. On espère mettre la main sur le coupable rapidement. Je sais que c’est difficile à entendre, mais ce sont des professionnels et ils font tout leur possible pour pouvoir le transférer à l’hôpital le plus proche. Tu n’as pas envie de voir ça, assieds-toi quelques minutes. T’as l’air épuisée… Naori ? ” Ophélie lui attrapa doucement le bras, mais elle ne réagissait plus. Elle s’était arrêtée à accident et stabiliser son état. Tout le reste semblait être un écho lointain. Les larmes coulaient sans qu’elle ne puisse les retenir. Elle fit un geste brusque pour faire quelques pas en avant, là où gisait son corps ensanglanté. “ Non non non non non. Eren… ” Le personnel médicomagique s’activait autour de lui, multipliait les incantations et transfusions de potions diverses. Elle se râcla la gorge, s’avança un peu plus, l’observa des secondes, minutes durant sans ne rien pouvoir faire jusqu’à ce qu’une tête se tourne vers elle, l’invitant à s’approcher un peu plus. “ On va pouvoir le transférer. Venez avec nous. ” Le sol se déroba sous ses jambes, elle ne parvenait pas à détacher le regard de son visage. Elle ferma les yeux quelques instants, tenta de projeter son corps et son esprit une ou deux heures avant. Pour le sauver, empêcher que ça se produise. Mais rien, absolument rien ne se passait. Et les larmes coulèrent encore plus, son corps s’affaiblit davantage alors que celui de sa moitié s’éteignait à petit feu. “ Je comprends pas pourquoi ça marche pas. A quoi ça sert si je peux pas secourir les personnes que j’aime ? ” Une personne l’avait aidée à se relever, elle avait la sensation d’être un gros poids mort. Ses pieds traînaient au sol et elle se sentit nauséeuse, prise de vertiges et enfin d’un malaise. La fatigue et le choc, probablement. Et ce sentiment horrible d’avoir échoué. “ On y va. ” Naori n’avait pas pu remonter le temps, non pas à cause de la détresse émotionnelle intense dans laquelle elle se trouvait, mais parce que c’était volontaire. Cet accident avait été provoqué, parce que le jeune auror licencié depuis peu s’était montré trop curieux sur une enquête. Des disparitions étranges qui relevaient de l’affaire d’Etat. Les analyses réalisées suite au malaise de Naori avaient révélé la présence d’une substance moldue dans son sang, ayant pour effet d’inhiber ses pouvoirs magiques le temps de quelques heures.

“ Je t’avais promis de jamais utiliser mon don sur toi. ” commença-t-elle doucement, la main dans la sienne. “ Mais là, ça rentre dans la catégorie du comportement d’un gros enfoiré. ” Elle eut un léger rire, mêlé à sa voix brisée. “ Et pourtant j’y arrive pas. Plus les jours passent, et moins je serais capable de remonter aussi loin. ” Elle déposa une main sur sa joue. Il paraissait si serein. “ Tu me connais, je suis bornée, je lâcherai rien. Je vais trouver un moyen, c’est promis. On sait toujours pas qui t’a fait ça, mais ça arrivera. ” A côté d’elle, le calendrier indiquait la date du 20 juillet 2019. “ Ça fait deux mois Eren. Fais un effort je t’en prie. Si t’es pas là pour mon anniversaire, tu vas le regretter. ” Un petit sourire triste se dessina sur ses lèvres. Ça lui manquait de parler, les remarques piquantes, son air moqueur et puis l’éclat de son rire. “ Je rigole pas. Je vais te faire ta fête si tu me laisses seule ce jour-là. ” Elle posa sa tête près de la sienne, ferma les yeux quelques instants. Elle voulait rester près de lui encore un peu. Elle murmura un je suis désolée suivi d'un énième je t'aime, sans réponse.

Eren ne lui avait confié que très peu d’informations concernant son enquête en cours. Il disait ne pas vouloir mêler le travail avec sa vie privée, et qu’il était dans l’obligation de garder le secret professionnel. Une façon cachée de protéger Naori et de ne pas l’impliquer dans des histoires qui risqueraient de vite les dépasser. Et pourtant, en essayant d’agir ainsi, il l’avait inévitablement poussée à creuser plus, se lancer à son tour. Elle n’était pas assez idiote pour croire que c’était une coïncidence. Eren subissait la pression de ses supérieurs depuis des mois maintenant, le reléguant à des cas moins importants, le rétrogradant sans aucune raison valable pour saboter un peu plus son travail. Il avait tenu tête, là où d’autres comprenaient rapidement le message. Il lui arrivait parfois de penser qu’il avait été stupide, stupide de s’imaginer révolutionner un système déjà pourri de l’intérieur. Mais elle pouvait le comprendre. Il avait choisi ce métier pour faire une réelle différence, appliquer la vraie justice. Elle n’était personne pour l’en empêcher. On avait fini par le renvoyer, pensant que se trouver en dehors du système ne lui donnerait plus les moyens de fouiner correctement. C’était sans compter sur sa collègue et amie, Ophélie, qui comptait bien faire circuler autant d’informations nécessaires qu’il le fallait. “ Il devait sûrement se douter qu’on essaierait de l’arrêter, une fois de plus. ” avait-elle confié à l’auror. “ Il a dû laisser un indice, quelque chose pour nous aider à comprendre. ” Par mesure de sécurité, la chambre d'hôpital où se trouvait Eren était constamment surveillée par les agents du gouvernement, mais Naori avait du mal à leur accorder une confiance aveugle. “ Quels sont les protocoles pour dissimuler des informations gouvernementales capitales ? Il doit y avoir des sortilèges, objets d’apparence banale pour les mettre en lieu sûr. ” Aux dernières nouvelles, il travaillait sur des cas de disparitions étranges, plus d’une dizaine d’années avant. A l’époque, ça l’avait profondément marqué car un enfant vivant près de chez lui avait été enlevé : Ibara Yumemite. Aucun corps n’avait jamais été retrouvé et les autorités avaient rapidement classé l’affaire pour manque de preuves valables. “ Tu risques de te retrouver dans une histoire au-delà de ton domaine de compétence, es-tu certaine de vouloir prendre le risque ? Oui, j’en suis consciente. Si on arrive à réveiller Eren, on parviendra peut-être à comprendre les origines de ces enlèvements. ” Elles partaient avec des avantages considérables : l’entraînement et les capacités d’Ophélie et l’hensoku de Naori, dont elle ne tarderait pas à découvrir l’existence.