line by line (bora kang)

Elle l’avait dévisagé un court moment dans la boutique, dubitative. Tu trouves pas que tu as des air de kiwi fraise passion ? Tu t’appelles pas Bora pour rien. Qu’est-ce que c’était que ça ? Elle n’avait pas répondu de suite, s’était contentée de remonter sa pommette de la paume de sa main, comme si ce geste aurait pu lui expliquer l’air qu’il lui trouvait. Un sourire perdu entre une timidité et un zeste d’espièglerie se cacha derrière ses lèvres : la taquinerie de Geonu était enrobée de fruits frais. Elle aima sa subtilité, comme elle adorait que l’on plaisante sur son nom, et comme il lui arrivait de remarquer que personne cependant ne le faisait jamais. « Je ne sais pas, il faudrait goûter pour savoir. » Elle avait soufflé sa plaisanterie presque à voix basse, sans le regarder, ce qui était grotesque : il était évident que personne dans le café ne parlait japonais. Pourtant, il lui aurait semblé quand bien même que ces sonorités d’ordinaire imprononçables ne devaient pas se frayer un chemin trop brusquement dans l’air. Ils n’étaient pas seuls. La frivole Bora qui pouvait prendre des fesses en photo sur les versants du Grand Canyon midinait maintenant avec une quasi pudeur sur ses airs de smoothie. Bora était une île décidément bien étrange.

Ses regards papillonnaient lentement autour d’eux, puisqu’ils étaient revenus dans ces avenues si larges. Elle n’avait aucune idée de son potentiel de drôlerie. La situation lui échappait adorablement. Elle pensait qu’elle n’habiterait jamais ici : New York lui donnait envie de flâner comme une jeune femme oisive. La Japonaise en elle, cependant, préférait les dédales romantiques des ruelles typiques, bordées de fleurs, de maisons colorées, traditionnelles aussi. Elle n’avait pas le mal du pays, mais elle rentrerait avec plaisir.

La remarque de Geonu tomba comme un cheveu sur la soupe. Elle s’étonna avec douceur. « Hum ? Et ton Fredo ? On se fait goûter ? » Elle lui tendit son gobelet en plastique transparent encore débordant de couleurs et d’aromates. Elle pensa à quelques scènes de shojo qu’elle lisait souvent pour son plaisir. « Ah mais tu ne veux pas peut-être. » Et elle écarta soudain la boisson. Sur les images qui s’animaient de sorcellerie, la jeune fille était toujours terrifiée et bizarrement troublée d’un baiser indirect. Bora avait du mal à imaginer Geonu s’en soucier, mais elle était restée perplexe à cette pensée. Elle n’était plus une jeune fille, attaquait sa vie de jeune femme, et une chose qui lui aurait paru aussi importante que d’échanger un baiser indirect avec un garçon il y a cinq ans lui paraissait aujourd’hui obsolète, un tantinet ridicule même. Ca ne voulait absolument rien dire. Maintenant on s’embrassait à pleine bouche pour le meilleur et surtout pour le pire. Parfois on n’y ajoutait aucune intention. Mais ses baisers n’étaient pas comme ça.

« Ca a l’air très bon. On pourrait prendre un portoloin un jour, pour y aller. » Elle avait envie d'y aller, de voyager, sans se soucier de ce qu'il y avait à voir. Seulement pour une boutique, l'espace d'une matinée. C'était doux de vivre comme on en avait envie : cela ressemblait à une rêverie. Bora ne pensait pas à tout le reste, à tout ce qui entourait un voyage de ce genre.

Elle l’observa un peu mollement. Geonu, simple à l’extérieur, complexe à l’intérieur. « Tu es doué pour associer les saveurs aux gens. Je vais essayer aussi. » Il lui tombait dans le regard. Elle le détailla tout à fait, sans toutefois y ajouter un intérêt trop prononcé, simplement comme les yeux peuvent parfois s’attarder. Il était une force tranquille de la nature, un quelque chose de solidement ancré dans la réalité d’une certaine manière. Il lui fallait un fruit digne de confiance, une saveur reconnaissable mais pas étonnante, agréable cependant, au goût sûr et plus recherché qu’il n’y paraissait. Bora avait trouvé l’association qui, selon elle, répondait à tous ces critères. « Prune, pêche et poire Nashi. » Elle trempa ses lèvres dans son smoothie, satisfaite. « Ca te plait ? » Que lui importait que ça ne lui plaise pas. Elle avait déjà décrété. Il aurait fallu qu'elle le perçoive différemment pour changer d'idée.

La High Lane se profila sous leurs yeux après plusieurs minutes de légèreté badine. Sorte d’autoroute tantôt de vert et de béton entre les gratte-ciel. Bora sentit son regard s’appesantir. Elle s’était attendue à autre chose, à une intrusion de la nature dans l’espace urbain plus grandiose, moins quelconque. Un peu figée, la déception glaça sa bouche, ronde et incrédule. Sa main tira doucement la manche du garçon, comme pour attirer son attention. « Geonu… Est-ce que tu vas me trouver prétentieuse si je te dis que je trouve la High Lane un peu pauvre… »




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Bora gardait la plupart de ses réflexions pour elle, sans même en donner l’air. Geonu avait un visage plat. Mais plus elle le découvrait et plus il lui apparaissait sensas’. Son ingéniosité se révélait à elle par fragments, de la même manière qu’ils se dévoilaient l’un l’autre. Il y avait là quelque chose de lent qui ne se brusquait pas. Moins peut-être que lors de leurs dernières entrevues. Elle embrassa la paille recurvitée du freddo et but un peu plus qu’une ou deux gorgées, comme elle pensait en même temps assez machinalement que Geonu était capable, très reliable. Et cela ne lui coûtait rien.

Elle ne pensait jamais à ces choses-là. Il fallait toujours que d’autres y procèdent avant : cela d’une certaine façon la dérangeait, assez pour faire naître contre son visage une moue pas tout à fait boudeuse mais presque.  Geonu avait trop de douceur aplatie en bouche, et ce devait être la raison pour laquelle il n’appréciait pas les saveurs du smoothie qui éclatait à présent contre ses lèvres parfum de frappé. « Aye aye c’est une question d’habitude. » Et un rictus amusé avait finalement détendu ses lippes, devant les yeux plissés du jeune homme. Elle leva une main qu’elle laissa suspendue en l’air, se retenant tout juste de lui tirer la joue, d’un c’est trop ramolli là-dedans. Il l’avait soudain frappé que leur proximité était fragile, leur bon entente le fruit d’une expérience étrange américaine, du hasard aussi. De ses humeurs surtout. Sa bonne humeur glissait contre sa peau, et elle récupéra son smoothie d’un petit sourire ravi. Elle aurait parié que la recommandation du serveur serait meilleure. Est-ce que c’était si facile de voyager depuis la gare de portoloin ?

« Attends. » Elle le fixa, comme si une framboise elle-même était inscrite quelque part. Quelque chose n’allait pas entre ce fruit et ce visage. Etait-ce seulement important ? D’une certaine façon cela allait bien avec ce côté ingénieux, celui qui ne décevait pas. La framboise parfois laissait un arrière-goût subtil en bouche, le goût traînait. La framboise disparaissait sitôt qu’on l’avait croqué, mais son parfum demeurait. La jeune femme prolongea une contemplation béate, quoique patiente, devant une évidence qui lui sautait maintenant aux yeux. Elle remua son petit nez : une décision venait d’être prise. Celle-ci était sans appel. « Va pour un jus de framboise pur. »

La High Lane n’était pas digne d’un jus de framboise pur et d’un smoothie bizarre. Ce n’était pas que c’était vilain ou laid : être en hauteur n’était pas désagréable, et les buildings tout autour semblaient moins oppressants, du fait que le ciel trouait un espace assez vaste au-dessus de leur tête. Mais ce n’était pas si charmant. Tout le monde ne pouvait pas se vanter de s’appeler Tadao Ando, éminent architecte d’Osaka qui savait manier à merveille l’art du béton et de la végétation. L’originalité de la High Lane était aussi molle que la joue de Geonu. Mais le jeune homme avait raison, tout était question d’un i was here sur une photo. « Central Park valait peut-être plus le détour. » Elle repéra un site qui lui sembla assez prometteur, voir même joli et se posa devant sans grand chichi. Son regard s’arrêta sur le style urbain de son ami improvisé. Cela ne s’acclimatait pas du tout avec sa petite robe mauve, mais soit il fallait certainement laisser tomber. « Geonu. » Elle se rapprocha, tendit une main, et s’empara de la casquette assez simplement. La vilaine posée contre sa chevelure, elle dévisagea le garçon ainsi dépouillé. « Elle me va pas du tout, hein ? » Ils étaient ainsi, mal assortis. Et peut-être était-ce ainsi qu’ils s’accordaient en vérité le mieux. « Tu veux prendre une photo ensemble ? » A côté, la place était libre. Elle se demanda si le naturel leur autoriserait à passer un bras dans le dos de l’autre, au frôlement d’une épaule, ou bien seulement, si leurs sourires rendraient bien.





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« Tu m’invites avec tes amis ? » Cela l’avait surprise, et elle lui avait répondu d’une voix rondement enjolivée. La curiosité bien sûr avait tiré ses traits, et la tête dans les nuages, elle s’était prise à rêver de cette après-midi promise. Elle avait l’habitude de traînasser avec des garçons, étonnamment, alors qu’elle pouvait être si féminine et si aux antipodes. Pourtant, la plupart du temps, Bora était un véritable passe-partout qui s’engouffrait dans toutes les serrures. Elle ouvrait toutes les portes, quoique prompte à les refermer aussitôt.

A cet instant pourtant, cette casquette hideuse contre ses cheveux blonds, Bora semblait s’être extirpée un temps de cette bulle qu’elle ne quittait jamais tout à fait. Un peu de Geonu dans la tête et en pensées, elle avait fait mine de réfléchir. Elle était bien ainsi, à se dérouler des films, à s’embourber dans des questions qu’elle était bien la seule à se poser. Cela ne l’empêcha pas de déformer sa figure devant l’objectif : une langue tirée, des yeux globuleux grands ouverts, une image imprimée sur laquelle elle louchait. Presque naturellement, ses grimaces suivaient celles de Geonu en rafale. Puis, à l’aise, elle s’était offert le luxe d’un commentaire : « Je ne vais pas porter du street urbain, ce n’est pas sexy. » Elle avait ronchonné un peu, en s’imaginant dans un t.shirt oversized, un jean moulant contre ses petites fesses fermes et rebondies. « De quoi j’aurai l’air ? Je suis une élégante, moi. » Se tournant de dos à côté de lui, elle avait continué tandis qu’un touriste cadrait derrière eux leurs silhouettes mal assorties. « Et je sais être sexy aussi. » Surtout pour se faire draguer par des Américains à Las Vegas.

Elle s’était retournée au dernier moment aussi, avait posé son coude sur l’épaule du jeune homme pour le dernier cliché, la bouche pendante et le regard assuré, elle avait imité ces visages si souvent vus dans les magazines de mode qu’elle lisait pour son plaisir comme pour sa culture. La Mode était un univers extrêmement codé, malgré l’apparente superficialité qui y régnait. Il fallait connaître les noms, savoir quel était le créateur le plus en vogue du moment, les tissus et les couleurs de la saison. Avec la mode, il ne suffisait pas seulement d’aimer, d’avoir des idées. Il fallait faire les bons choix.

Souvent Bora n’avait pas la moindre idée. Il lui semblait être à contre courant de tout ce qui se faisait.

Elle se rapprocha du touriste et s’inclina poliment comme elle en avait la coutume pour le remercier. Elle joua machinalement avec la visière de la casquette. « A qui elle est ? Puisqu’elle ne t’appartient pas. » Curiosité sans défaut. Probablement un ami qu’elle ne connaissait pas, et dont le nom n’évoquerait sans doute rien. « Geonu ! » Une exclamation douce, et elle lui était revenue, penchant la tête au-dessus de l’appareil pour zieuter le rendu de leurs grimaces, de leurs poses. Ses cheveux glissèrent mollement et quelques mèches ensoleillées effleurèrent le bras du jeune homme. « Tu crois que Raff m’appréciera ? Il a l’air intimidant. » Il me fait un peu peur. Une inquiétude passa, sans réussir à s’installer durablement dans son regard, déjà dissimulé dans l’ombre de la visière. Bora avait trop chaud pour souffrir vraiment de son cinéma, celui où elle était la grande actrice du plus grand rôle de sa vie : la victime de son propre film.



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