if the sky is pink and white (nooji #1)

Le ciel s’était déjà coloré d’un dégradé de bleu et de rose, à la façon d’une aquarelle pastel, lorsqu’elle releva les yeux de ses workbooks de japonais. Assise à la terrasse de l’Espresso Patronum, Noor se redressa et rejeta son corps en arrière, vers le dossier de sa chaise, étirant doucement ses muscles endoloris – le soleil de printemps ricochait encore contre son verre, se déstructurant en ce qui semblait être des centaines paillettes dorées qui dansaient dans son eau. Faisant tourner son stylo entre ses doigts, elle appuya son visage contre sa main et observa pensivement les alentours ; les étudiants vivaient autour d’elle, discutant entre eux & laissant leurs voix enfler et éclater en rires et exclamations qu’elle ne comprenait pas tout à fait. Elle n’était arrivée que depuis quelques semaines, mais commençait déjà à apprécier la routine qui s’était enroulée autour d’elle, qui structurait ses journées sans lui laisser le temps de réfléchir à si son choix de venir ici avait été sage. Réajustant son casque, elle déverrouilla son téléphone et appuya sur PLAY, laissant l’audio de sa leçon vibrer à ses oreilles avant que son esprit ne puisse arpenter cette voie dangereuse plus longtemps.

Et la voix de celle qui avait enregistré les cours qu’elle tentait de suivre lui expliquait les différentes utilisations de la simplification des phrases ; l’influence de l’articulation sur le degré de politesse ; après tout, la politesse était quelque-chose de si codifié, de si étranger, qu'elle n’était pas certaine de parvenir à en percevoir toutes les nuances ou tout ce qui était attendu d’elle, pour l’instant – et cela ne ferait que s’accroître avec le temps, lorsque son japonais deviendrait assez bon pour qu’elle ne soit plus considérée aussi extérieure et --

Noor secoua la tête, et mit sa leçon en pause. Son esprit s’était échappé un peu trop loin, et elle n’avait aucune idée de ce qu’elle venait d’entendre – déjà qu’elle n’avait pas compris grand-chose à cette histoire de simplification de phrases… Agacée, elle reposa son casque sur la table, et but la dernière gorgée de café qui reposait au creux de sa tasse. Elle se releva pour aller en reprendre un, abandonnant ses notebooks.

Alors qu’elle retournait à sa table, un éclat de couleur vive attira son attention – il provenait des derniers reflets du soleil sur les cheveux décolorés d’Eiji, qui les teintaient d’une couleur orangée, presque mordorée, semblable à de l’ambre liquide qui capturait des éclats de lumière pour les y piéger. Elle ramassa ses affaires, les serrant contre son cœur pour ne pas les faire tomber, et s’approcha de lui, assis quelques tables derrière la sienne.

« Hey ! » ouvrit-elle. « Do you mind if I join? » Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas autant parlé anglais – mais c’était ce qui semblait être le plus naturel. « I have some Japanese related questions for you – if you’re available, of course. »

Elle n’avait pas envie de s’imposer ou d’être un poids ; mais elle appréciait sa présence, comment il lui expliquait les nuances de sa langue maternelle et la façon dont sa voix changeait de timbre lorsqu’il naviguait entre japonais et anglais, rendant la différenciation des sons plus aisée.

Remarquant la tasse de chocolat déjà vide sur la table d’Eiji, elle la désigna de l’index. « I’ll get you a refill in exchange. »

L’espace que lui offrait Eiji sur sa banquette était confortable, mais ses yeux effleurèrent brièvement celle qui était en face de lui – se demandant s’il ne serait pas plus sage de faire de cette table sa muraille, sa défense entre eux deux. Ses notebooks toujours contre son cœur, Noor décida finalement de les déposer sur la table et de s’emparer de ce qu’il lui offrait, de l’habiter ; elle se glissa à ses côtés, se demandant brièvement s’il avait noté son hésitation (la prendrait-il personnellement ? penserait-il qu’elle rechignait à le fréquenter ?) alors qu’elle déroulait les manches de son hoodie noir, couvrant ses avant-bras jusque-là dénudés. Son sourire apaisait ses angoisses naissantes, pourtant – comme si son hésitation pouvait déjà être pardonnée, effacée.

(car il était toujours délicat de faire comprendre à ceux qu’elle rencontrait qu’il était interdit de la toucher – maintenant, demain, à jamais. Ils voulaient savoir pourquoi ; les questions fusaient, gênantes, dangereuses, et les esquiver seule n’était pas toujours aisé. Elle n’avait pas véritablement envie de devoir évoquer le sujet avec Eiji – il avait toujours un arrière-goût amer, une sensation de brûlure, là, sur ses pomettes ; car il était l’aveu d’une faiblesse, de quelque chose qu’elle ne pouvait contrôler, dont elle ne pouvait se protéger, et dont elle ne pouvait protéger ses proches.)

Le son de la voix d’Eiji était similaire à celui de la pluie qui s’abattait doucement contre les carreaux de sa fenêtre, la nuit – apaisant et réconfortant, détruisant les racines (profondes et élaborées comme une toile d’araignée) de ses peurs. Il emplissait l’air de sa voix, changeante lorsqu'il troquait l'anglais pour le japonais et vice-versa, et celui-ci semblait être plus respirable, soudainement ; parce que Noor s’encrait à ses mots et à ses gestes, et tout semblait faire sens. « I see », offrit-elle finalement. « It’s kinda what we do in Dutch too – some words are always contracted when you’re not trying to be formal ». Elle releva la tête, juste à temps pour croiser le regard d’Eiji, pour le voir glisser vers la tasse vide – pour observer le sourire naître au creux de ses lèvres alors qu’il parlait. Et elle haussa les sourcils, tentant de réprimer un rire qui s’afficha pourtant au coin de ses yeux ; « okay, okay » jeta-t-elle se relevant, vaincue. « I promised it ».

Et ce ne fut qu’en revenant, la précieuse tasse dans sa main (l’odeur sirupeuse du chocolat embaumait – et il lui devenait difficile de ne pas l’associer à Eiji, à force de lui en servir) qu’elle remarqua à quel point les traits d’Eiji étaient tirés. Ses cernes pouvaient sans doute rivaliser avec les siennes (dissimulées par le contraste qu’offrait son trait d’eye-liner charbonneux et acéré) et elle se demanda comment elle avait pu ne pas les remarquer. Mais la réponse était simple, songea-t-elle en s’approchant de la table. C’était ce qui arrivait lorsqu’on cultivait trop ses angoisses, les arrosant jusqu’à ce qu’elles se transforment en forêts aux arbres noueux dont on ne pouvait s’échapper – il devenait impossible de voir plus loin qu'elles.

« There you are – I even made it myself » ajouta Noor, comme s'il aurait pu en être autrement. Elle reprit sa place à ses côtés, ses doigts jouant nerveusement avec l'un des cordons de sa capuche ; maintenant qu’elle avait remarqué les traces laissées pas ce qu’elle devinait être des nuits douloureuses, répétées (car elle portait les mêmes stigmates, lorsque ses visions étaient trop difficiles à oublier, lorsque les cauchemars la dévoraient) il lui était difficile de ne pas les évoquer. « Are you alright ? » se décida-t-elle finalement à demander – se propulsant dans l'espace d'Eiji avec la peur de ne pas survivre à une possible collision.

La distance qui séparait leurs deux corps lui semblait très faible, désormais ; elle était soudainement incroyablement consciente de sa présence à ses côtés.

La collision fut tout aussi brutale qu’elle l’avait crainte, semblable à celle de galaxies qui se seraient entrechoquées. Elle le vit dans la façon dont ses traits changèrent immédiatement, s’habillant d’un masque heurté ; dans son mouvement de recul, approfondissant l’espace entre eux, détruisant l’impression de proximité qu’elle avait ressentie jusque-là. Et ce fut parce qu’elle avait été annihilée qu’elle remarquait à quel point cette fébrilité qui accompagnait toujours les situations où des contacts physiques pouvaient naître avait, cette fois, été nimbée par quelque chose d’incroyablement plus doux.

Brièvement, elle se détesta. Car elle était beaucoup trop familière avec ses propres défenses – ses propres mensonges, ses propres déflections lorsqu’on évoquait ce qu’elle dissimulait là où elle ne voulait (pouvait) regarder – pour ne pas avoir remarqué à quel point celles d’Eiji étaient similaires. Elle aurait dû comprendre, elle aurait dû savoir. Et sa réaction était beaucoup trop instinctive pour ne pas être le fruit de gestes tellement répétés qu’ils avaient finis par s’inscrire dans sa chair. Watch out, Noor. Elle avait dérapé.

« Nice », offrit-elle lorsqu’il lui assura bien aller. Le mensonge était là ; et le mensonge ne voulait pas être découvert. A peine voilé par les émotions, par la douleur, par tant de choses entremêlées qu’il lui faudrait un travail infini pour les désenchevêtrer – mais ce n’était pas son rôle. « I realized that I hadn’t even asked you how you were doing before bombarding you with questions about Japanese » mentit-elle à son tour, étirant une toile supplémentaire au-dessus de la vérité, de l’inquiétude. Mais la conviction animait ses mots, car lui offrir une échappatoire était plus important que connaître ce qu’il ne souhait dévoiler. « That was rude of me, sorry! »

Et elle espéra qu’après ça, le monde serait à nouveau brillant. Que les muscles des épaules d’Eiji se dénoueraient, que le soleil cesserait de caresser un visage si lisse de toute émotions pour plutôt éclairer la douceur qu’elle avait perçue avant sa percée, avant son éclat. On l’avait déjà prévenue, pourtant – qu’elle était rapide, trop rapide, surtout pour quelqu’un qui finissait toujours par se refermer, par imposer des barrières impossibles à franchir. Elle embrasait tout sur son passage, et ne laissait que des ruines incandescentes derrière elle – souvent, c’était elle qui s’y brûlait le plus fort. C’était elle qui laissait son cœur s’emballer et qui devait survivre aux vertiges, à la sensation que tout ce qui l’entourait ne pourrait jamais véritablement devenir réel car jamais elle ne pourrait s’en saisir. Mais ce n’était pas important ; elle avait l’habitude de se laisser tomber dans le vide et d’en subir les conséquences.

« It’s good that you’re doing well right now, though » commenta-t-elle en croisant ses bras sur la table, cherchant à s’assurer qu’elle faisait toujours partie de la réalité. « Because on Thursday evening you won’t be anymore – after getting your butt kicked at FIQA… »

Ce qui était important, c’était de ne pas brûler Eiji. Il avait été le premier à l’ancrer dans ce Japon si différent de ses habitudes, le premier à l’accepter et à lui offrir quelque chose – elle n’était pas tout à fait certaine de quoi, mais il lui semblait, parfois, qu’il y avait un échange qui se produisait. Alors c’était à elle de contenir l’incendie avant qu’il n’embrase les barrières de son ami.

(mais elle comprenait. oh, à quel point elle comprenait la sensation que rien n’était plus important que la possibilité de se dissimuler derrières des murs et des tours et de s’enfermer dans une bulle que personne ne pourrait transpercer.)

Il lui semblait toujours aussi étrange qu’on lui offre la courbe de la nuque pour présenter des excuses, pour effacer des actes commis ou des offenses. Mais il était encore plus étrange que cela soit Eiji qui le fasse, alors qu’elle était celle qui l’avait froissé, qui était allée trop loin. Le sujet ne lui semblait pas sage, alors elle se contenta d’un léger « okay » un peu trop ténu à son goût, un peu trop prudent ((mais une fois que l’on s’était brûlé, il était difficile de s’approcher des flammes à nouveau : et Eiji était un astre, lui aussi)).

Les mentions de FIQA semblèrent remplir leur rôle ; et, positionnant son coude sur la table pour abandonner son visage dans sa paume, Noor contempla les épaules d’Eiji se détendre – la crispation de ses traits disparaître. Ils ne s’étaient pas rapprochés, mais la distance était devenue plus supportable maintenant qu’il ne semblait plus souffrir à cause de ses mots, à cause de ses velléités trop téméraires. Ses lèvres s’entrouvrirent, et il sembla prêt à lui dire quelque chose d’autre ; mais la lueur que projeta son téléphone sur son visage ((bleue, si froide comparée à l’éclat mordoré dont le soleil de fin de journée nimbait ses cheveux)) coupa net cet élan.

(la déception empoisonna ses veines, et elle ne put l'empêcher de s'afficher dans la moue qui ourla ses lèvres.)

« It’s okay ! » assura-t-elle, car il s’agissait de mots qui étaient attendus et convenables de prononcer. Il prit soin de boire son chocolat, et cette vision fut suffisante pour la ravir – pour apaiser un peu cet regret étrange qu’elle ressentait de le voir partir si vite, si tôt. En dépit de leur accident (collision) tout s’était apaisé si rapidement qu’elle avait fini par oublier que, s’il était l’un de ses seuls amis ici, ce n’était pas le cas pour lui.

Une danse chorégraphiée fut exécutée pour rassembler les affaires d’Eiji et le laisser s’extirper de la banquette sans jamais s’effleurer – et Noor était devenue maîtresse de cet art depuis longtemps. Le vide qu’il laissait derrière lui la rendait un peu mal à l’aise, mais elle n’eut pas le temps d’analyser cette pensée inhabituelle : il se retournait déjà vers elle, lui offrant un sourire et des remerciements. Les mots for what ? manquèrent de lui échapper, mais l’insistance de son regard ((la façon dont il la capturait sans effort était teintée d’une aisance presque vexante)) lui offrit la réponse qu’elle cherchait. « It’s okay », confia-t-elle avec douceur, car ça l’était véritablement ; c’était sa faute, quoi qu’il en dise. Trop obnubilée par les étoiles pour se rendre compte des dangers de les approcher, la cire avait manqué de fondre et elle d’entraîner Eiji dans sa chute. Mais il ne s’était pas démonté, et, déjà, lui offrait de le contacter à nouveau – de reprendre cet exercice qu’ils avaient débuté ensemble. « I will ! » Ce n’était pas une promesse ; c’était un fait. La silhouette d’Eiji s’évapora, et Noor se surprit à aspirer à son retour comme l’on souhaitait rentrer chez soi, envahi par la nostalgie des odeurs de l’enfance et de la facilité de jours plus heureux, plus insouciants.

Noor se rassit, un peu déboussolée, un peu étourdie – tout ce qu’il restait d’Eiji était son écriture sur son notebook et l’odeur sirupeuse du chocolat chaud.