and when i break it's in a million pieces ((tianyi))

Jinsoo étouffait. La chaleur et l’humidité du mois de juin devenait impossibles à supporter partout sur l’île, mais c’était particulièrement éprouvant lorsqu’il était à Hinaï. Comme si la chaleur de la serre ne suffisait pas, les corps se pressaient les uns contre les autres pour vaquer aux occupations, pour observer avec intérêt les plantes qui colonisaient lentement l’intégralité de la serre, dévorant tout ce qu’elles pouvaient trouver sur leur passage.
Jinsoo se sentait dévoré, lui aussi ; ses alvéoles remplies par l’air chaud sans véritablement parvenir à en extraire de l’oxygène, ses oreilles agressées par les rires et les conversations de familles heureuses qui ne s'arrêtaient jamais. Ou peut-être était-ce la présence de tant de magie et de sorciers tout autour de lui qui faisait pression sur sa poitrine, le crépitement de sortilèges comprimant sa cage thoracique jusqu’à ce que son myocarde soit forcé de se contracter si fort que cela en devenait douloureux.
Il ouvrit un bouton supplémentaire de sa fine chemise et secoua légèrement son col, espérant que l’air viendrait enfin le rafraîchir – mais il n’y avait pas d’air, ici. Uniquement la sensation bouillonnante de la magie tout autour de lui. Brièvement, il se demanda si le magasin de musique qu’il avait tenté de rejoindre ce jour-là valait véritablement la peine d’affronter une telle foule.

Soudain, l’immense arbre Tamashï attira son attention. Tout en haut, ses branches s’agitaient sous l’effet d’une brise qu’il ne pouvait ressentir contre son visage, au sol ; les mots FRESH DRINKS!, inscrits sur le menu du restaurant qui y était nichés, furent suffisants pour l’arrêter dans ses pas. Avant qu’il ne puisse prendre une décision, pourtant, une silhouette familière surgit dans son champ de vision au creux de la foule. « Huang? » le héla-t-il de son japonais accentué ((sa Corée natale, impossible à dissimuler)) « Ca fait un moment que je ne t’avais pas vu. » Ce n’était pas tout à fait un hasard – la vérité était qu’il lui arrivait de tenter de l’éviter ; toutes leurs entrevues le laissaient dans un étrange entre-deux, à la fois soulagé de connaître quelqu’un d’autre qui ne semblait pas tout à fait à sa place lui non plus, mais le cœur à vif et les émotions au bord des lèvres, la jalousie dévorant ses entrailles. « Je m’apprêtais à monter boire quelque chose de frais au restaurant – ça te dit ? » Peut-être qu’aujourd’hui serait différent.

Les gens se bousculaient, ils parlaient fort dans une variété d’accents et de langues différents, ne se préoccupant même pas de la chaleur. Tianyi n’était pas tout à fait à sa place ici : tout était trop joyeux, trop lumineux pour l’ombre qu’était le chinois. Et en même temps, personne n’était réellement à sa place parce qu’ils se réunissaient tous ici, les étrangers. Et même si Tianyi était un étranger, il n’avait pas sa place ici : il avait vécu tellement de temps à Mahou qu’il n’était plus un étranger, mais sa nationalité et son parcours scolaire en disaient autrement. Il avait parcouru tellement de pays et d’écoles différents, la chaleur du mois de juin au Japon était certes étouffante, mais pour lui, ça allait. Il avait vécu pire (il y avait pire à venir, de toute façon : bonjour l’été). Et puis, son don lui sauvait quand même bien la vie, il pouvait se créer des courants d’air pour se rafraîchir (et il ne s’en privait pas). Enfin, l’air ne remplaçait définitivement pas l’eau et il ne serait pas contre pour se désaltérer : il y avait l’arbre Tamashi qui lui donnait envie. Qui sait, en y allant il pourrait peut-être y faire une charmante rencontre ; quelqu’un qui lui ferait oublier l’once d’un instant qu’il était un sorcier à Mahou et pas qu’un humain normal, qui lui ferait oublier qu’il était doué de magie. Magie empoisonnée ; s’il avait su, il aurait aimé ne jamais apprendre l’existence de cette dernière dans son sang.

Et pile quand il se dit ça, il entendit quelqu’un l’appeler. Tianyi ne fut pas ravi de reconnaître le visage du détenteur de la voix, mais cacha du mieux qu’il le pouvait le sentiment désagréable qui grandissait au creux de son estomac. Pourquoi est-ce qu’il se sentait tellement mal à l’aise ? Après tout, Jinsoo était un peu comme lui, il ne se sentait pas à sa place dans ce monde… mais pour des raisons différentes. Des raisons que Tianyi aurait aimé avoir parce que s’il avait eu les problèmes de Jinsoo, alors il aurait été normal. Mais il chassa ces pensées et offrit un grand sourire à son ami. « C’est vrai ça, je pourrais presque croire que tu m’évitais. » Il se mit à rire ; parce que ce n’était pas que Jinsoo qui tentait de l’éviter, mais Tianyi lui-même. Leurs rencontres se faisaient toujours étranges, un peu comme si aucun n’osait dire ce qui le dérangeait au plus profond de lui-même. « Ouais, pourquoi pas. J’allais faire la même chose. C’est cool que je me sois trouvé quelqu’un avec qui boire, » dit-il en hochant sa tête, comme pour se convaincre lui-même. Il lui sourit puis se dirigea vers l’arbre avec Jinsoo, avant de remarquer son visage rouge et sa chemise légèrement déboutonnée, sa peau pleine de sueur. « T’as chaud ? Attends. » Ça faisait des années que Tianyi entraînait sa particularité et elle tombait toujours à pic dans ce genre de moments là. Il fit lever un petit vent frais sur eux deux, puis esquissa un sourire en coin. « Cadeau. » Pour une fois, Tianyi n’avait pas eu de mauvaise intention en faisant ce geste ; mais oh qu’il pouvait sembler si moqueur, pour quelqu’un qui n’avait pas de magie.

Une étrange expression avait compliqué le visage de Tianyi au moment où il s’était retourné vers lui – Jinsoo était trop loin pour l’interpréter, ou pour envisager qu’il s’agissait d’une réaction envers lui, personnellement, et non pas envers l’étouffante chaleur qui les étranglaient tous sur l’île. Il n’eut pas le temps de s’y attarder que déjà son ami  ((connaissance ?)) le mettait face à son évitement d’un ton léger. Jinsoo sourit face à ce reproche voilà et lui donna un léger coup d’épaule, comme s’il s’agissait d’un amusement partagé, d’une remarque trop ridicule pour être autre chose qu’une blague. « Si je t’évitais, je n’aurais pas commis l’erreur de t’interpeller ! » souligna-t-il, bien que ce n’était pas tout à fait la vérité – la culpabilité était une motivation puissante, chez lui, et c’était bien elle qui avait guidé sa voix.

En dépit de ses réserves, il ressentit un certain soulagement lorsque Tianyi accepta son invitation – le mensonge avait réussi, l’illusion était maintenue, personne n’avait remarqué le tour de passe-passe qu’il avait effectué dans les coulisses alors que l’attention était braquée sur les sequins de la robe de l’assistante. Machinalement, il secoua à nouveau sa chemise entrouverte pour y laisser pénétrer de l’air et rassembla ses cheveux ondulés par l’humidité de l’autre main, tentant de dégager son visage luisant de sueur, mais Tianyi fut plus rapide que lui. « Cadeau » offrit-il, et la brise qui rafraîchit immédiatement Jinsoo fut semblable à une malédiction, à une corde de guitare qui se rompait entre les doigts et faisait jaillir le sang, à l’odeur iodée de la mer qui envisahissait ses sens alors qu’il tentait d’inspirait de l’air. « Oh », souffla Jinsoo, trop surpris pour savoir comment réagir. « Merci » répondit-il, car c’était ce qui était attendu ; car la mémoire de son corps avait pris le dessus sur celle de son esprit. Il se força à continuer à avancer vers la porte, à commencer à grimper les marches sans commenter ce qui venait de se passer. Le pire, c’était qu’il ne savait pas s’il saurait lui pardonner une telle intrusion. Non – le pire, c’était que le sortilège avait eu de meilleurs résultats en une seconde que tous ses efforts pour se rafraîchir avaient eus auparavant.

((condamné à galérer alors que tout était si, si facile pour les autres))

« Une table pour deux » demanda-t-il à l’hôtesse, qui les guida vers l’une des petites terrasses qui occupaient les branches de l’arbre ; c’était bien trop cher pour lui, sans aucun doute, et son bonus de l’Alestra allait très clairement y passer, mais tant pis. « Qu’est-ce que tu veux boire ? » demanda-t-il à Tianyi, la voix neutre et posée, comme s’il ne s’était absolument rien passé. « Pour moi ça sera un bubble tea watermelon, s’il vous plaît. » Il profita des quelques secondes que la commande de Tianyi prit pour jeter un coup d’oeil à l’extérieur, savourant la position qu’ils occupaient désormais ; surplombant la ruche, les ruelles pleines de mondes et la chaleur tentaculaire qui étranglait la ville. Tout semblait tellement plus simple, vu d’en haut ; peut-être aurait-il dû être un Kaze et non pas un Mizu. « Quoi de neuf ? » demanda-t-il finalement, sans véritablement s’arracher à la contemplation de la ville, comme si cela allait rendre l’instant moins difficile. « Jvois que tu fais des progrès en magie. » Presque immédiatement, Jinsoo regretta sa phrase – mais ellle s’était déjà échappée, matérialisée, et c’était trop tard.

Léger coup d’épaule que lui donna Jinsoo, faisant naître un sourire sur les lèvres de Tianyi. De loin, on pouvait croire à deux amis qui se retrouvaient de bonne humeur, mais il serait bien naïf de s’arrêter sur cette image-là : il suffisait d’observer d’un peu plus près les coins des lèvres de Tianyi un peu crispés, la plissure de ses yeux qui était un peu trop accentuée pour être un vrai sourire. Mais au fil des années, Tianyi avait appris à contrôler ses sentiments ((à tout contrôler)) et il tut ces sentiments désagréables au fond de lui-même. Si ça avait été lui, il n’aurait pas commis l’erreur d’interpeller Jinsoo. « C’est vrai, personne ne serait stupide à ce point-là. » Et il imagina innocemment que Jinsoo l’avait appelé parce qu’il avait réellement envie de le voir (même si une part de lui lui soufflait que ce n’était pas pour ça – bonne observation ou habitude de se dire ça ?).

En direction du restaurant, l’œil perçant de Tianyi remarqua l’inconfort de Jinsoo et lui vint immédiatement en aide, comme le bon ami qu’il était supposé être. Le sourire qu’il rendit à Jinsoo fut un peu forcé, comme tous les sourires qu’il offrait à ce dernier, et s’il remarqua que Jinsoo semblait toujours un peu inconfortable, il ne s’y attarda pas. Pour Tianyi, il venait simplement de lui venir en aide. Il était tellement focalisé sur sa propre douleur qu’il ne voyait pas celle de Jinsoo ; incapable de voir l’impact que la magie avait sur lui.

Installés à une table pour deux avec une belle vue sur la ville, Tianyi n’y prêta pas grande attention, habitué à ce paysage. Grâce à son « oncle » qui lui donnait suffisamment d’argent, il n’avait aucun problème d’argent (son seul problème étant de savoir qui pouvait bien lui faire autant de dons sans rien demander en retour). « Un thé glacé menthe citron s’il vous plaît. » Et voilà que la commande fut enregistrée et que Tianyi fit glisser ses yeux vers Jinsoo, qui lui regardait la ville. Il lâcha un rire. Des progrès en magie… Il aurait aimé ne pas en avoir tout court. « Ouais, je suis né avec ce don, » (malédiction) « il faut bien que je l’utilise au maximum. » ((et Jinsoo lui, était né sans)). « D’ailleurs, je suis en train de m’entraîner pour pouvoir prédire la météo, même s’il n’y a pas besoin de magie pour savoir qu’il ne pleuvra pas de toute la journée aujourd’hui, » lança-t-il avec un rictus, pointant vaguement du menton le ciel extérieur, bleu azur. « Enfin, et toi ? Quoi de neuf ? » Elle est cool, ta vie comme celle d’un humain que j’aurais rêvé d’avoir ?

L’air était lourd, tout autour d’eux ; la chaleur pesait sur sa poitrine, compressant les os de sa cage thoracique pour empêcher ses poumons de véritablement se gonfler, son cœur de se contracter tout à fait. Les mots de Tianyi semblaient aggraver le problème, sirupeux et dissonants, à la façon d’un orchestre qui ne serait légèrement décalé, au rythme erratique et mal contrôlé. « Ouais, je suis né avec ce don, il faut bien que je l’utilise au maximum. » L’envie ((le besoin)) de s’emparer de quelque chose sur la table pour le jeter dans le vide – le cendrier, peut-être, ou alors la délicate orchidée qui reposait dans le vase effilé – se fit presque irrépressible. Les doigts de Jinsoo se crispèrent sous la table, peau blanchie, tendue sur ses articulations. « Ouais, faut pas gâcher le potentiel » souffla-t-il, l’intonation parfaitement calquée sur les mots offerts par l’un des nombreux professeurs de musique qu’il avait eus au cours de sa scolarité. Les mots cela serait une insulte envers ceux qui n’en ont pas pendent à ses lèvres, mais il ne les laisse pas s’échapper, cette fois.

Il suivit le regard de Tianyi vers le ciel, acceptant avec soulagement cette distraction offerte, dont il n’avait qu’à se saisir ; sa couleur était si vive qu’elle en devenait aveuglante d’immensité, presque supernaturelle, vertigineuse. « Pas grand chose » il confessa alors que la serveuse revenait avec leurs boissons ; il faisait si chaud que des gouttelettes commençaient déjà à glisser le long de son verre, à tracer des chemins dans la condensation. « Je vais passer l’été ici, à faire de la musique et sans doute aller au Woodstick. Et toi ? » Il plante sa paille dans le liquide rougeoyant avec un peu trop de verve peut-être et aspire une première gorgée, espérant que la fraîcheur du bubble tea givrerait ses pensées, ses émotions, son dégoût de ne pas avoir su se taire lorsqu’il avait aperçu Huang. La conversation était laborieuse, lente, et il ne savait plus comment s’en extirper sans blesser son ami ; car ils étaient amis, n’étaient-ils pas ? En dépit de leurs différences et de leurs différends, de leurs maladresses et de leurs peines ? Pendant un instant, il envisagea de dire : “parfois, j’aimerais qu’on puisse échanger de places”. Mais les mots refusèrent de basculer dans la réalité, alors tout ce qu’il offrit fut « Ton thé est bon ? » Il aspira une perle de tapioca et l’écrasa entre ses dents.

Il aurait bien aimé le gâcher, ce potentiel : le refiler à quelqu’un d’autre, refiler les responsabilités qu’avoir de la magie dans ses veines apportait (les refiler à son père qui avait disparu dans la nature, père responsable de cette magie qui avait tout fui). Peut-être que cette magie dans son sang était aussi celle qui dictait à Tianyi de toujours fuir quand quelque chose n’allait pas dans ce sens (tel père, tel fils). En l’occurrence, contrairement à Jinsoo, lui aurait fui en le voyant – mais le mal était fait, ils avaient croisé les regards, trop tard pour s’enfuir. Maintenant qu’ils étaient assis, Tianyi se demandait quand est-ce que ce moment (supplice) allait se terminer, mais pourquoi se sentait-il comme ça ? Jinsoo était censé être un ami, l’un de ses rares amis. Il devrait chérir Jinsoo (mais à la place, c’était la jalousie qui le bouffait).

Les deux grands garçons regardaient le ciel, préféraient regarder le ciel plutôt que de voir le visage de l’autre (le ciel était plus beau, plus agréable). Pas de pluie qui viendra aujourd’hui, plutôt un ciel bleu qui resterait ainsi toute la journée, alors Tianyi n’avait pas l’excuse de « oh, il va pleuvoir, il faudrait qu’on rentre avant d’être trempés ». Enfin, Jinsoo ne pouvait pas le savoir, qu’il n’allait pas réellement pleuvoir, mais ce serait le prendre pour un con de se servir de cette excuse pour mettre fin à leur entrevue (mais peut-être que s’il avait dit ça, Jinsoo aurait fait mine de le croire, car il voulait tout autant que lui que ce moment prenne fin).

Faire de la musique, aller au Woodstick. Aucune activité que Tianyi allait faire cet été ; le Woodstick ne l’intéressait pas, trop de monde et de joie, ça ne lui correspondait pas. « Je sais pas, je ne planifie jamais vraiment ce que je vais faire. Je vais probablement continuer à entraîner ma magie. Peut-être aller quelque part aussi, pendant l’été. Ça fait longtemps que je n’ai pas voyagé. » Il suffisait de prendre un portoloin et ça y est, il se retrouvait ailleurs. Les choses n’étaient pas aussi simples pour tout le monde.

Il remercia la serveuse qui leur avait apporté les boissons, et prit une gorgée de son thé glacé. Le froid aurait dû faire du bien à tout son corps, mais étrangement, il ne se sentait pas mieux. « Ouais. Il est bon. Et le tien ? » Il avait l’impression que leurs conversations ne menaient nulle part. Il se fichait de savoir si le bubble tea de Jinsoo était bon. Il se fichait de savoir ce qu’il allait faire de son été. Ce small talk ne l’intéressait pas et pourtant, il n’arrivait pas à se résoudre à aller dans le deep talk ; car à cet instant-là, ils franchiraient une limite et ne pourraient plus jamais revenir en arrière.

Mais le silence s’étirait, la jambe de Tianyi tremblait sous la table, le regard tourné vers le ciel. Le silence l’oppressait. Il n’aimait pas ça. Il devait parler, quitte à franchir la limite. « Je me demande si je ne devrais pas revenir en Chine, parfois, » avoua-t-il. « Tu sais, je vivais comme un moldu avant, avec ma mère, en Chine, avant qu’on découvre que j’ai des pouvoirs… » Il passa sous silence le fait qu’elle l’avait traité de monstre et avait été contrainte à un sortilège d’oubli. À quoi ça lui servirait de revenir en Chine si sa mère l’avait oublié ? La pensée continuait à tourner en rond dans sa tête malgré tout, parce que parfois, il se demandait comment sa mère allait. « J’aurais aimé vivre comme un moldu. » Sans pouvoirs, insinuait-il. Peut-être venait-il de faire un premier pas hors de cette limite. Peut-être venait-il de marcher sur une mine.

Chaque syllabe prononcée continuait de marteler sa poitrine avec violence, à la façon de basses faisant vibrer la poitrine car la musique était trop forte, déchirant les tympans et étourdissant les esprits. Continuer à entraîner ma magie, lui disait-il, le ton neutre et plaisant – car il n’y avait aucune raison de ne pas aborder ce sujet, bien entendu, aucune raison de vouloir l’éviter ! « Oui, un peu sucré mais ça va. » En dépit de ses efforts pour tenter de ramener la conversation sur un terrain moins glissant – quelque chose qui ne le pousserait pas à sortir son téléphone et commencer à composer une chanson dans son application notes alors qu’il rentrait chez lui, la douleur envenimant ses mots et colorant ses mélodies – Huang semblait vouloir le ramener vers une terre qu’il tentait pourtant désespérément de quitter.

Tu sais, je vivais comme un moldu avant, avec ma mère, en Chine, avant qu’on découvre que j’ai des pouvoirs… Toute sa phrase était torture. De la première à la dernière syllabe. Lentement, précautionneusement, Jinsoo reposa son watermelon bubble tea sur la table, les billes de tapioca dansant légèrement alors que le liquide s’agitait – une tempête miniature piégée par des parois de verre. Brièvement, il revit Gaia se tenir devant lui, sculpturale dans le dramatisme de la scène – ses larmes coulant sur son visage alors qu’elle tenait de l’enfermer dans un futur qu’il n’avait jamais voulu, dont il faisait tout pour s’extirper. La colère avait été dévorante, ce jour-là, et les mots de Huang ne faisaient que la raviver si violemment qu’il se sentait désarçonné, tel un équilibriste que l’on venait de pousser.

… j’aurais aimé vivre comme un moldu. Le coup de grâce. « Yeah, well, on n’a pas  toujours ce que l’on veut, visiblement. » Elle était juste sous la surface, semblable à un monstre qui se dissimulait sous un lit & attendant le moment propice – sa rage. L’injustice était telle qu’il se demandait comment Huang pouvait y être aveugle. Avait-il si bien joué la comédie que même ses amis n’étaient pas capable de comprendre que c’était une pensée interdite, un sujet qui ne devait jamais être évoqué ? « C’est vraiment une phrase d’égoïste » souffla-t-il, car maintenant que le crescendo avait été entamé, il ne pouvait plus adoucir la mélodie, « tu peux très bien décider d’arrêter de vivre dans le monde magique et de pratiquer. Un moldu n’a pas ce choix. Un moldu n’a même pas connaissance de ton existence. » Le ton s’était levé au fil de ses mots, attirant les regards curieux de leurs voisins les plus proches – mais Jinsoo s’en foutait, le regard braqué sur la ville et la mâchoire crispée, hésitant à tout simplement
s’en aller.

« Un moldu n’a même pas connaissance de ton existence. » Les mots le frappèrent de plein fouet. Il repensa à sa mère. Sa mère qui lui avait souri chaleureusement, attrapant l’enveloppe mystérieuse reçue, le lâchant du regard pour lire le contenu de la lettre ; et son regard qui avait changé. Le regard d’abord confus, paniqué, avant de faire place à du désarroi, de la terreur. Il l’avait entendue pleurer et il n’avait pas compris pourquoi ; et puis du jour au lendemain, il se faisait arracher de sa mère et elle, elle l’avait oublié. Un moldu n’avait pas connaissance de son existence, oh oui, il le savait que trop bien (combien de fois avait-il rêvé de revenir vers sa mère avant de se rappeler qu’il ne pouvait plus  ?). « Je pourrais, tu penses ? » répliqua-t-il tout d’abord, enchaînant sur le crescendo. Il éclata de rire. « Tu penses que je pourrais revenir vers un endroit qui me traitera de monstre si mes pouvoirs sont découverts, un endroit qui ne veut pas de moi ? C’est stupide comme pensée, comment tu pourrais penser ça ? Le monde des moldus n’est pas là où je me sentirais bien, clairement : c’est qu’un endroit dont je peux rêver mais il m’est impossible d’y vivre la conscience tranquille, parce que justement, je ne suis pas un moldu et j’ai des pouvoirs. » Lui en avait, contrairement à Jinsoo ; et Tianyi n’avait jamais été diplomatique, au contraire. Alors il s’avança, appuya ses bras sur la table, le regard s’ancrant dans celui de Jinsoo. « Mais et toi alors ? Toi qui n’as pas de pouvoirs et qui n’est pas fait pour cette société magique, pourquoi est-ce que tu vas pas rejoindre le monde des moldus ? Là-bas, tu serais considéré normal, tu pourrais refaire ta vie et te reconstruire comme si t’étais parfaitement lambda ! Tout ce que t’as en plus par rapport à eux, c’est un peu de sang magique, mais ça t’empêchera pas d’y mener une vie normale, parce que y’a aucun risque qu’on t’appelle de monstre là-bas ! » La jalousie envenimait ses paroles, et pourtant, il ne regrettera aucune des paroles qu’il avait prononcées, ce soir : ses sentiments les plus profonds ressortaient, la musique commençant à devenir distordue. « Alors appelle-moi égoïste, si tu veux, j’y vois pas de problème, parce que c’est exactement ce que je suis. Mais admets que toi aussi tu l’es, à me dire tout ça alors que je t’ai dit des choses qui me tenaient à cœur. Comme quoi, j’aurais pas dû, je savais pas que tu serais autant incapable de me comprendre. C’est fou ça, je pensais qu’on se ressemblait et que tu me comprendrais, mais je m’étais trompé sur toute la ligne. » Les regards se posaient plus longtemps sur eux maintenant, eux qui attiraient l’attention de tous leurs voisins, mais Tianyi ne leur prêtait pas attention : la rage fixée sur Jinsoo (celui qui avait tout ce qu’il voulait).

Tout se déroula si rapidement. Les mots de Huang – venimeux, acérés, désespérés – claquèrent comme la foudre déchirant le ciel, plus violents qu’un tremblement de terre secouant la maison tout autour de lui, projetant ses livres au sol dans un fracas assourdissant. Il parla pendant si longtemps que la colère eut le temps d’enfler enfler enfler au creux de sa poitrine, de nécroser tout son sang à la façon d’une maladie qu’on avait laissée se développer sans jamais véritablement tenter de la stopper. Car il avait tenté de rester calme, Jinsoo ; cela faisait des mois qu’il essayait d’adoucir la rancœur qui s’emparait petit à petit de ses pensées, qui grignotait tout doucement toutes les barrières qu’il avait érigées entre lui et le monde magique. Mais il n'y parvenait plus.

Toi qui n’est pas fait pour cette société magique. Il venait de franchir la ligne. Les mots suivants se brouillèrent, quelque part, s’entremêlèrent sans qu’il ne parvienne à comprendre véritablement ce qu’il se passait, ce qu’ils signifiaient véritablement. Tout ce qu’il percevait, c’était la déception de Huang, comme s’il était celui qui était en train d’être trahi ? Comme si c’était Jinsoo qui retournait subitement sa veste en refusant d’accepter et reconnaître son putain de privilège et non pas Huang Tianyi ?
Comme si tout était de sa faute.

« Shut. the fuck. up. » Les mots s’échappèrent avant qu’il ne bouge ; avant que le bubble tea ne soit projeté sur la table, éclaboussant le t-shirt de Huang et se brisant avec violence ; avant qu’il ne se penche et agrippe le Kaze de sa main gauche, le forçant à se redresser, à s’hisser de sa chaise. Et la main droite, crispée, la peau si tendue sur ses phalanges qu’elle en paraissait tout à fait blanche, heurta la pommette de Huang une fois ; deux fois. Presque une troisième fois – mais sa main s’arrêta avant. Les deux premiers coups avaient suffi à l'apaiser un peu, à tempérer la rage ((non, le sentiment d'injustice)) qui avait guidé ses poings.

« Tu peux décider d’arrêter la magie. Je ne pourrai jamais commencer » cracha-t-il avant de le lâcher, de le pousser pour qu’il retombe sur sa chaise – ou au sol, pour tout ce qu’il en avait à faire. Il ne savait pas si le liquide rouge qui tâchait son t-shirt était du bubble tea ou du sang, ou peut-être les deux, mais il se rendait compte à quel point cela n’avait aucune importance pour lui. « Tu sais quoi ? Reste putain de misérable dans ton coin au lieu de vouloir entraîner les autres avec toi. » Il sentait ses doigts trembler et son coeur s’emballer comme un animal pris dans un piège, menaçant de faire imploser sa cage thoracique, mais aucun regret pour venir l’envelopper.

Vaguement, il entendit les sons étouffés de conversations incrédules s’élever tout autour d’eux – mais il n’en avait rien à faire.

Tout se passa très vite. Le bubble tea fut projeté sur la table, les perles s’éclatant sur toutes les surfaces, le liquide tachant le t-shirt de Tianyi, le verre se brisant au sol. Tianyi aurait pu grimacer et se plaindre silencieusement du geste, mais à peine réalisa-t-il ce qu’il venait de se passer qu’il fut tiré vers le haut, forcé à se lever de sa chaise, comme un mauvais fils avec son père (père qu’il n’avait même pas). Et puis, un coup dans la mâchoire, et deux— presque trois ! Ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas battu ; qu’on ne l’avait pas frappé, même. Les sorciers étaient plus délicats dans leurs manières de faire, préféraient se cacher derrière les baguettes et leurs pouvoirs, se frappant de loin, remettant la faute sur ce qui sortait de leur baguette (mais bien sûr que Jinsoo ne pourrait pas le comprendre, lui qui n’en avait pas).

Retombant vulgairement au sol dans le tas de bouts de verres cassés et la flaque de bubble tea qui s’était déjà formée depuis les gouttes qui tombaient de la table, il passa le revers de sa main sur sa joue, celle-ci commençant à enfler (n’enflera jamais autant que la colère de Jinsoo avait enflé). Tous les regards des autres clients étaient sur eux, mais Jinsoo n’en avait rien à faire. Par contre, Tianyi le sentit soudainement, cette humiliation : lui, t-shirt éclaboussé de bubble tea à la pastèque, les fesses au sol, trempées de ce foutu bubble tea, au milieu des débris de verre. Bubble tea à la pastèque dont la couleur pouvait presque être prise pour du sang, si ce n’était qu’elle était un peu trop claire (est-ce que Jinsoo avait fait exprès, d’en prendre un à la pastèque, pour l’humilier davantage ?). Tianyi se mit alors à rire, rire de manière incontrôlable, comme si la situation était comique, qu’ils n’étaient que deux acteurs d’un drama et qu’il était sorti de son personnage (et il s’excuserait, dirait « pardon, c’est de ma faute ! » et on entendrait le staff derrière rigoler, et couper la séquence vidéo ; mais ce n’était pas un tournage). « T’es vraiment une brute, Jinsoo. Les gens ne se battent pas comme ça normalement, tu sais ? Ils préfèrent utiliser leur baguette— oh, désolé, j’avais oublié que tu ne pourrais jamais faire ça, effectivement. C’est dommage, hein ? Que tu ne puisses jamais commencer. » Et avant que Jinsoo puisse de nouveau se ruer sur lui, Tianyi leva sa paume et son propre verre rempli de thé menthe citron se retrouva propulsé en l’air, s’écrasant sur la tête de Jinsoo, le verre explosant en mille éclats. Quelques cris des spectateurs résonnèrent dans l’habitacle, et Tianyi en sourit (le chaos, c’était là où il se sentait le plus vivre ; se sentait le plus satisfait). Calmement, pendant que Jinsoo se remettait du coup, il se redressa, se dépoussiéra comme si tout était parfaitement sous contrôle (et derrière, on entendait les clients descendre les escaliers, s’enfuir de là, le plus vite possible). « On dira que c’est de la légitime défense. Que tu m’as attaqué, et que j’ai pas eu le choix, pour te calmer. Tu penses qu’on croira qui ? Le sorcier ou le cracmol ? Moi, j’ai ma petite idée. »

Son rire était semblable à une douche brûlante, écorchant sa peau et enflammant son esprit. Il pouvait sentir le sang battre à ses tempes comme l’appel de tambours ; les mots de Huang étaient acides, presque acride, laissant un goût atroce dans la bouche d’Ambrose.  C’est dommage, hein ? Que tu ne puisses jamais commencer. Il y avait une cruauté qu’il n’avait jamais perçue chez lui qui transpirait dans ces syllabes, et elle fut suffisante pour arrêter brièvement la machine qui s’était mise en route dans sa poitrine – la colère qui embrasait ses veines, la douleur de ses poumons qui refusaient désormais de laisser entrer de l'oxygène, le besoin de tout détruire de ses mains car on ne l’avait jamais laissé avoir une quelconque chance.

Avant qu’il ne puisse faire quoi que ce soit, le verre s’écrasa contre son front. Les éclats transpercèrent sa peau par endroit, ouvrant la chair et faisant jaillir le sang. Pendant un bref instant, il se vit lever à nouveau le poing et s'assurer que plus jamais Huang ne s'adresserait à lui de cette façon. Mais c’était comme si le monde était devenu silencieux tout autour de lui ; comme si le heurt avait été suffisant pour lui retirer toute conscience d’autres personnes, d’autres situations. On dira que c’est de la légitime défense soufflait la voix de Huang dans son esprit alors que, lentement, précautionneusement, il essuyait son visage des bouts de verre et du sang et du thé glacé. Tu penses qu’on croira qui ? Le sorcier ou le cracmol ? Il ne fléchit même pas sous le poids du mot qui venait d’être prononcé, celui qu’il évitait à tous prix et tentait de fuir en courant toujours plus vite, en mettant le plus de distance entre eux ((c r a c m o l)). Tout ce qu’il ressentait : l’odeur de la pastèque et du citron qui emplissaient ses narines, la sensation du sang (ou du thé) qui coulait le long de sa nuque jusqu’à en mouiller le col de sa chemise entrebâillée. Un certain soulagement, aussi, qu’il n’aurait jamais pensé ressentir.

C'était un sentiment compliqué. Mais ce n'était pas un sentiment qu'il avait envie de rejeter immédiatement.

« T’es vraiment qu’un psychopathe » souffla-t-il, la voix lénifiée par la soudaine révélation – calme et paisible comme la surface d’un lac. « Jpréfère être cracmol plutôt que d’être comme toi. »

Il attrapa une des serviettes pour continuer à éponger son visage et se faufila vers les escaliers, peu désireux de rester une seconde de plus en présence de Huang. Il paya son verre au comptoir, offrant quelques gallions de plus pour s’excuser et pour tenter de museler les langues et étouffer les ardeurs – gallions qu’il ne pouvait pourtant pas se permettre de distribuer ainsi.

Une fois finalement avalé par les rues tentaculaires de la ville, loin de Huang et de ses putains de manigances, il se permet enfin de pleurer – le visage mouillé de larmes et la vision trouble, Ambrose ne pouvait s’empêcher de se demander si ce qu’il avait dit à Huang était tout à fait vrai. Ne serait-il pas prêt à tout échanger pour enfin obtenir les pouvoirs dont il avait été privé ? Ne l’avait-il pas déjà prouvé en se lançant dans les expérimentations avec Gaia ?

Sa main lui faisait si mal, mais pas autant que son coeur.