l'incendie d'alexandrie (ambrose)

Perdue dans les abysses de sa propre vie, elle ne sait plus où regarder. Alors elle ne regarde pas, fixe le vide, l’esprit qui tourne pourtant à plein régime, en ébullition, à chercher bouc-émissaires et explications pour quelque chose qui n’a sûrement ni l’un ni l’autre. Dans le refus du hasard et tout son corps qui rejette ce qui lui arrive, obligée de boire du sang de synthèse pour calmer les sensations décuplées, surtout le manque. Berlioz n’est pas là et le calme fait un peu de bien. Le téléphone qui vibre mais la main qui le pousse, voire l’éteint, cherche le silence de ses pensées bourdonnantes, moins douloureuses que le reste, surtout la réalité. Des jours qu’elle n’a pas poussé la porte du laboratoire, jeté un œil aux papiers éparpillés sur son bureau, remplis de schémas parfois incompréhensibles auxquels donner du sens ne prenait qu’un regard. Les inventions prennent la poussière et Jinsoo avec, laissé de côté, évité. Comment pourrait-elle le sauver alors qu’elle a été et sera toujours incapable de se sauver elle-même ?
Malmenée par le destin, c’est la première fois pourtant qu’elle comprend ce que lui ressent depuis vingt-et-un ans, au-delà de ses mensonges et de sa confiance-illusion. Parce qu’elle aussi voudrait se changer, à cet instant, ou bien mieux, disparaître, se dit que son cerveau n’est plus bon à rien ; elle s’en persuade, se le répète pour mieux s’en imprégner. Elle l’a demandé, d’ailleurs, avait supplié Berlioz de la laisser, de ne pas la transformer, mais les mots ne lui étaient pas parvenus et c’était trop tard désormais, elle savait que malgré l’envie elle n’aurait jamais le courage de le faire elle-même. Faible jusqu’au bout. Elle a le cœur délavé, et si les pensées bourdonnent les idées ne viennent plus, l’inspiration morte et enterrée depuis sa transformation. Le projet de sa vie mis sur pause et la peur qui s’immisce, peur de le décevoir, de se montrer sous ces traits monstrueux, de lui dire qu’elle ne trouvera plus de solution — et peur de lui faire du mal, désormais, d’avoir tellement envie de s’en abreuver qu’elle ne pourrait pas s’en empêcher mais le risque trop grand qu’il meure et qu’elle se retrouve seule (sans lui). Gaia est surtout amère, tendue, persuadée que ça ne rime plus à rien d’essayer de le sauver, parce que c’est impossible. Qu’elle n’a pas réussi avant et qu’elle réussira encore moins maintenant. Résolue, elle passe les portes du laboratoire discrètement mais le regard fermé, les mains qui glissent un moment sur les papiers disséminés, les yeux indolents, à déchiffrer une dernière fois ce qui ne sera plus l’œuvre de sa vie. Adieux en silence, elle finit par attraper une poubelle, y jette les plans, les brouillons, entre folie et désespoir, la baguette à la main mais la bouche qui n’ose lancer l’incendio fatal. Elle hésite encore, se dit peut-être pour encore quelques instants, en attendant le retour des ça ne sert plus à rien, la baguette tendue vers la poubelle et les larmes qui montent.

Deux ans de sa vie qui s’écroulaient par son rejet. Les sons s’entrechoquaient dans son corps à la façon d’un symphonie dissonante, d’un crescendo promettant de la douleur et des éclats de voix ; il entendait les battements affolés de son cœur comme l’on écouterait des basses, il ressentait le sang qui tapait à ses tempes comme l’appel de tambours de guerre. Mais Jinsoo est sourd à tout le reste, brusquement, sourd à toute parole alors que tout se délitait, que Gaia n’était plus là et que ses rêves s’éparpillaient en son absence. Il était le roi des menteurs, pourtant ; un prince qui se noyait dans les ombres et évitait avec facilité ceux qui lui apportaient autant de douleur que de bonheur lorsque celle-ci était trop difficile à supporter, ceux qu’il ne pouvait véritablement apprécier sans ressentir une douleur lancinante dans sa poitrine, l’impression que son corps était devenu trop petit pour tout ce qu’il ressentait et qu’un jour il allait e x pl o s e r. Et ils étaient nombreux à être dans cette catégorie, nombreux à lui arracher le cœur autant qu’ils tentaient de le réparer ; ils étaient nombreux à être complets alors qu’il ne le serait jamais.

((produit défectueux, né avec un sang qui refusait de laisser la magie y crépiter, s’y embraser : un cerveau pas tout à fait sur la même longueur d’ondes que les autres, condamné à ressentir les choses différemment de tous))

Gaia était l’une d’entre eux. Mais il avait besoin de Gaia, à ce moment-là, et elle n’était pas là.  

La porte bascula doucement sous son poids – sans un bruit. Silencieuse dans le chaos qui l’habitait, muette face à l’explosion qui retentissait dans son esprit. Et il la vit presque immédiatement, silhouette tranchant le calme du laboratoire par sa simple présence – elle avait souvent cet effet, Gaia, de s’accaparer la pièce, surtout lorsqu’elle jouait du violon ou remplissait son rôle de préfète. Mais ce jour-là elle ne faisait ni l’un ni l’autre. Ce jour-là, elle tendait sa baguette – ((le cœur qui remonte, juste un peu, juste pour lui rappeler que cette vision était douloureuse)) – face à une poubelle remplie, face à des croquis.

Il ne fallut pas longtemps à Jinsoo pour comprendre ce qu’elle voulait brûler. Il les connaissait par cœur, ces croquis, même s’il ne les comprenait pas toujours ; il les avait si souvent contemplés qu’ils avaient fini par hanter ses rêves, par se transposer dans sa musique, par guider ses pensées éveillées et empoisonner ses rêves. Ils étaient tentaculaires dans sa vie, étendant leur influence dans chaque parcelle de son être et étouffant toute autre possibilité, toute autre idée tentant de prendre racine. Ils étaient la solution et elle s’apprêtait à les détruire. « Qu’est-ce que tu fous ? » La voix dérapa, l’accent se craquela pour laisser s’échapper les marbrures coréennes qu’il tentait pourtant toujours d’effacer. « Arrête ! » Et il la poussa, juste assez pour se mettre entre elle et la poubelle – entre elle et la solution qu’elle tentait de détruire. « C’est quoi ton putain de problème ? » Il n’aimait pas le son de sa voix ; la douleur qui y transperçait, la colère qui lentement s’y infusait, le sentiment d’injustice qu’il ne parvenait pas à étouffer. Elle savait à quel point il en avant besoin, et pourtant elle semblait prête à tout effacer d’un coup de baguette magique –

Brièvement, il la haït.

Elle a le regard dur et fermé de ces gens convaincus par un on ne sait quoi irrationnel, une de ces croyances à la con qui ne s’appuient sur rien, qu’en quelques phrases on fait sauter mais que les émotions maintiennent suffisamment en vie pour tout faire exploser, partir en fumée, sans penser aux conséquences. Stoïque, la baguette tendue mais le sort qui ne franchit pas tout à fait ses lèvres, sûrement parce qu’une part d’elle-même sait qu’elle ne devrait pas, sait qu’elle le regrettera. Le reste s’est tu pour la laisser décider ou pour mieux la regarder tomber, envoyer valser des mois de travail et ce qu’elle pensait être le projet de sa vie. Il avait perdu tout intérêt quand la vie n’en avait plus eu pour elle, parce que vouloir arrêter l’un c’était forcément vouloir arrêter l’autre. Il aurait mieux fait de ne jamais la rencontrer et elle de ne jamais le faire espérer. Il lui avait fallu chuter pour le comprendre, se retrouver dans ses propres Enfers pour saisir ce qu’elle avait mal fait, depuis le départ. Elle l’avait aidé là où personne ne le pouvait, parce qu’on n’avait pas le droit de changer le plateau de jeu, même s’il était cruel, même s’il volait à des corps, estropiait pour donner à d’autres, sans jamais avoir à s’expliquer ou se justifier.
La vie était cruelle, mais la vie était comme ça. Lui était un cracmol, elle était un monstre, c’était écrit comme ça et les livres ça ne se change pas, une fois imprimées les lignes sont indélébiles et éternelles, des taches impossibles à faire partir. Est-ce que c’était comme ça qu’il se sentait, une tache imparfaite au milieu d’une toile de vie lisse, propre ?
Sauf qu’à force d’hésiter, les yeux gorgés de larmes et la main tremblante, Gaia en perd sa possibilité. L’incendie d’Alexandrie s’est fait sans témoins, et puis ensuite c’était trop tard, plus personne ne pouvait arrêter les flammes, tout le monde essayait de sauver quelques parchemins, au moins, sans y parvenir complètement. Pas de Jinsoo pour tout stopper, pour s’interposer, l’arrêter avant le moment fatidique. « Qu’est-ce que tu fous ? Arrête ! » Retour à la réalité, Gaia quitte ses pensées et le regarde sans le reconnaître, entre la surprise et le désespoir, poussée hors de portée de sa plus grande folie. « C’est quoi ton putain de problème ? » Les sourcils qui se froncent, le désespoir est bien vite remplacé par la colère, les larmes qui dévalent ses joues à force de déborder de ses yeux. « Tu comprends pas, ça sert à rien, je ne peux pas t’aider, je n’y suis pas arrivée et je n’y arriverai jamais, parce que tu ne peux pas te changer, » Elle parle si vite qu’elle en oublie presque de respirer, la baguette qui tombe à terre et les poings qui se serrent, concentrent tout ce qu’elle a gardé depuis des jours, toute sa frustration, sa tristesse, son désespoir — sa peur. Elle répète, « tu ne peux pas te changer », et subtilement le tu devient on, « on ne peut pas se sauver. », avant de se laisser fondre en larmes, le visage qui se cache dans les mains, les convictions ébranlées mais pas l’énergie de penser autrement, à se répéter en boucle que la vie était cruelle, mais la vie était comme ça.

Les mots de Gaia étaient tous plus douloureux les uns que les autres. A chaque syllabe de plus qui s’échappait de ses lèvres, Jinsoo avait l’impression qu’elle tournait la lame qu’elle avait plantée dans ses entrailles une nouvelle fois. je. ne. peux. pas. te changer. Mais il ne voulait pas changer. Il n’avait jamais voulu devenir quelqu’un d’autre, se transformer comme ces héroïnes de films des années quatre-vingt qui se transformaient tout à fait pour plaire à celui dont elles étaient tombée éperdument amoureuse au moment où leurs regards s’étaient croisés. Il voulait devenir la personne qu’il aurait toujours dû être, la meilleure version de lui-même qui pouvait exister – et cette version devait être complète, entière, réelle. Il n’entendit même pas la nuance, le changement de pronoms lorsqu’elle reprit la parole ; trop choqué par la violence qu’elle lui infligeait, par à quel point elle avait tort, elle s’était trompée sur son compte, sur leur projet, sur leur relation. Ou peut-être que c'était lui qui s'était trompé.

Ce furent les larmes de Gaia – surprenante, incongrues de la part de celle qui voulait tout foutre en l'air – qui firent jaillir sa colère du piège dans lequel il avait tenté de l’emprisonner. « Fucking bullshit » souffla-t-il, le coeur heurté et une expression choquée déformant son visage. « Si tu ne veux plus travailler sur le projet, t’avais qu’à le dire. Pas besoin de disparaître et de tout ruiner. » Et le ton était dur, les syllabes accentuées par la rage qui crépitait dans ses veines, qui colorait le monde autour de lui d’une teinte qu’il détestait. Maintenant que la baguette était à terre, il se pencha vers la poubelle et y récupéra la liasse de papiers, sans véritablement savoir comment réagir face au désespoir de Gaia – était-il seulement censé réagir ? N’était-il pas celui qui devrait être en train de pleurer, d’être désespéré que son seul espoir était en train de s’évanouir parce que Gaia avait soudainement, quoi, décidé que cela n’en valait pas la peine ? Il se sentait nauséeux, il avait envie de hurler – son coeur battait si fort dans sa cage thoracique qu’il commençait à avoir la peur irrationnelle qu’elle ne se craquelle sous la puissance de l’impact.

((Calm down, calm down, calm the fuck down.))

« Sérieusement » finit-il par articuler au bout d’un silence incomfortable, qui enflait pour prendre toute la place, la machoîre crispée et les mains serrées jusqu’à ce que sa peau blanchisse sur ses phalanges, « c’est quoi ton problème ? » Car il y avait quelque chose qui se dissimulait sous la surface, tel un monstre dissimulé sous un lit et attendant l’instant propice pour attraper une cheville à la chair tendre et délicate ; Gaia semblait étrange, et cette pensée fut suffisante pour construire un léger barrage à l'océan d'acide que sa colère était devenue.

Je vais lui dire. Elle le pense suffisamment fort pour se donner le courage qu’elle n’a plus, celui qu’elle a perdu, celui que Berlioz lui a volé au détour d’une ruelle, un soir de mai. Celui que la vie a décidé qu’elle ne pouvait pas avoir, qu’elle ne méritait pas. Et elle sent qu’elle a besoin de le faire, parce que Jinsoo ne comprend pas, n’a aucune clé pour traduire ces gestes incompréhensibles, ce sort que jamais il aurait pensé la voir vouloir jeter. Ça n’a aucun sens et Gaia ne donne aucune explication. Se tient juste là, debout, fébrile, les poings qui se desserrent et le rythme cardiaque en plein festival. Elle ne dit plus rien, non plus, elle en a déjà trop dit, alors que lui considère qu’elle n’en a pas dit assez. Alors elle devrait, c’est logique, il faudrait compléter, lui dire pourquoi elle a voulu tout jeter au feu, pourquoi ça ne sert plus à rien. Trouver une excuse plus légitime, quelque chose qu’il comprendrait — la vérité. Je vais lui dire. Mais est-ce que ça serait suffisant ? Est-ce qu’elle n’est pas déjà allée trop loin ? Est-ce qu’elle n’aurait pas atteint le point de non-retour, vu ses prunelles éteintes et la colère criée par ses traits ?
Et c’est pire quand Gaia s’effondre, ne peut plus porter le poids de tout sur ses épaules, du projet qui doit être avorté, du mensonge dans lequel elle se retrouve coincée, de cet ami dans les yeux duquel elle devient soudain une ennemie. « Fucking bullshit. Si tu ne veux plus travailler sur le projet, t’avais qu’à le dire. Pas besoin de disparaître et de tout ruiner. » Elle relève la tête pour le regarder, non, l’affronter, les sourcils froncés. Je vais lui dire, parce qu’il croit qu’elle est partie de son plein gré et qu’elle est la pire des amies, à vouloir abandonner ce qu’ils avaient mis tant de temps à construire. Elle avait réussi à le convaincre de rejoindre le projet et voilà qu’elle l’abandonnait avant d’en avoir terminé. Mais au lieu de s’adoucir, Gaia s’arrête de pleurer et s’énerve, s’apprête à l’attaquer pour contrer la sienne. Y trouve le seul moyen de se défendre, quand elle entend la mention de sa disparition, mais que Jinsoo ne dit rien de plus, ne s’est pas renseigné, n’est pas allé la voir. S’en foutait. « Sérieusement, c’est quoi ton problème ? » Cette fois elle le regarde vraiment, les joues rosies par la colère, sur le point de s’en aller, parce que ça ne vaut plus la peine. L’un et l’autre sont trop déçus, attaqués, incapables de se réconcilier. « Tu t’en fiches de mon problème ! Tu t’en fiches complètement de moi en fait hein ? Tout ce qui t’intéresse c’est le projet, c’est pour ça que t’as même pas pris la peine de prendre des nouvelles, t’as juste considéré que j’avais disparu sans dire un mot et que c’était normal, parce que moi aussi apparemment je m’en fiche de toi. » La voix se coupe, l’oblige à respirer, la main tendue vers les papiers qu’il a récupéré dans la poubelle. « Mais ça ne va pas t’aider ça. Je pensais que j’arriverais à t’aider, mais la vie ça ne marche pas comme ça. Je préfère tout brûler plutôt que de te voir cultiver l’espoir que tu vas arriver à changer un jour. À être comme les autres. » Finalement, tout ce qui reste, c’est que je ne peux pas lui dire, parce que ça ne change rien au problème, ni à l’absence de solution.

L’arrêt des larmes était presque pire que leur flot, quelque part, car il ne parvenait plus à percevoir ce qu’elle pensait véritablement, ce qu’elle ressentait, elle qui se tenait face à lui, érigée telle une soliste dans un opéra dramatique ; le projecteur serait braqué sur elle — car elle était toujours le centre de toutes les pièces dans lesquelles elle se trouvait — et ne dévorerait pas les traits de son visage mais plutôt les rendrait éthérés, irréels, incroyablement expressifs. Pourtant, Jinsoo avait le sentiment que même si le projecteur et la foule et la mélodie étaient là, il ne comprendrait pas.

Il ne comprenait pas pourquoi c’était subitement devenu de sa faute. « Si je m’en fichais, je ne te demanderais pas ce que c’était. » Les mots étaient injectés de colère, des heurts qu’elle lui infligeait, mais ils n’étaient pas véritables pour autant, remarqua-t-il subitement. Il aurait demandé, même si cela ne l’intéressait pas, uniquement parce que c’était la chose à faire, le comportement à avoir face à une créature telle que Gaia – opaline, fantastique, à la passion si incandescente qu’il était difficile de la regarder trop longtemps sans être aveuglé par l’éclat qui irradiait de ses gestes, de ses mots, de ses pensées.

La main qu’elle tendait pour exiger les papiers ((les recherches, son salut)), pourtant, était loin d’être fantastique ; légèrement tremblante, projetant des ombres arachnéennes au sol, exsudant de menaces et de finalité. « T’as le droit d’avoir ton opinion » répondit-il, sa langue maternelle marbrant son japonais d’un accent qui jaillissait de sa colère, alors qu'il pressait les papiers plus proche de son cœur encore. « Et ce même si t’as putain de tort. » Qui était-elle pour vouloir l’empêcher de devenir celui qu’il avait toujours été destiné à être, à enfin s’extirper du piège dans lequel son corps l’avait plongé dès sa naissance ? Qui était-elle pour décider qu’il était temps d’abandonner lorsque le courant se révélait être un peu trop ardu à naviguer, le tempo un peu trop difficile à suivre ? « Si tu veux te morfondre et tout abandonner, c’est ton problème. Laisse les autres tranquille. » Comme pour être certain qu’elle ne pourrait pas l’atteindre, qu’elle ne pourrait plus l’attaquer, il recula d’un pas pour glisser les papiers dans son sac à dos et en refermer brutalement la fermeture éclair. « Je pensais que quelque chose s’était produit, que peut-être tu avais besoin d’aide, mais non – tout ce que tu trouves à me dire c’est “reste donc misérable, Jinsoo, c’est comme ça que les choses devraient être.” » Et le ton était monté progressivement, enflant et enflant au cœur de sa poitrine, jusqu’à ce qu’enfin il se taise et que les mots suivants soient à peine audibles. « Tu sais quoi, Gaia ? Va te faire foutre. »

Et il se dirigea vers la porte, étranglé par la colère et le désespoir et l’envie de h u r l e r.

Peu importe ce qu’ils se disent à partir de ce moment, en réalité, parce que le dialogue est rompu et qu’ils ne parviendront pas à se comprendre, chacun persuadé d’avoir la vérité. Et Gaia ne peut pas lui en vouloir, elle n’a pas le droit, parce qu’elle ne lui a rien dit, le maintient dans l’ignorance de sa transformation, en se disant que ça ne changerait rien. Pour lui, il n’y a que le projet et cette rupture — non, cette trahison. C’est ce qu’elle devine dans ces yeux qu’elle commence à connaître par cœur. Elle préfèrerait n’avoir rien vu, ne pas parvenir à saisir ce qu’il ressent à travers ses prunelles, parce que Jinsoo la regarde comme une ennemie, une étrangère qui s’interpose entre son avenir et lui. Ça la fait presque douter et elle se met à culpabiliser, à peine, d’avoir voulu tout brûler, alors qu’elle était pourtant convaincue. Alors quoi ? Il aura suffi d’un regard pour réduire ses convictions en miettes ? D’un « Si je m’en fichais, je ne te demanderais pas ce que c’était. » pour croire qu’il s’inquiétait vraiment pour elle, alors qu’il n’était pas venu la voir, n’avait pas appelé, n’avait rien envoyé ? Sauf qu’une fois brûlée, la bibliothèque d’Alexandrie ne peut pas ressusciter. Sa mort est aussi définitive que les mots de Jinsoo, cinglants, blessants et à la fois révélant les blessures laissées par le passage d’une Gaia qu’il ne sait pas être désespérée. Elle n’ose même plus le regarder et son bras tendu vers les papiers froissés retrouve sa place le long de son corps, parce que Gaia abandonne. Ce soir elle ne brûlera rien, même si leur amitié a pris une sacrée odeur de cendres. « Je pensais que quelque chose s’était produit, que peut-être tu avais besoin d’aide, mais non – tout ce que tu trouves à me dire c’est “reste donc misérable, Jinsoo, c’est comme ça que les choses devraient être.” » C’est le moment, elle doit lui dire. Mais elle ouvre la bouche et rien ne sort. Gaia reste silencieuse, abattue, vaincue. Qu’il la déteste, qu’il s’en aille et ne revienne pas, ce sera mieux comme ça, de toutes façons elle est devenue dangereuse pour lui. (Même si à ces pensées son cœur semble se briser.)
« Tu sais quoi, Gaia ? Va te faire foutre. » Obligée de se mordre l’intérieur de la lèvre pour ne pas pleurer, ne pas craquer, elle le regarde sans un mot tourner les talons et quitter la pièce. Ne trouve rien à répondre pour l’arrêter, aucun courage pour le rattraper. Se retrouve seule dans la pièce calcinée par leur dispute et se laisse pleurer. Et elle ne comprend pas pourquoi elle a soudain si mal — pas à la tête ou au corps, mais au cœur, comme si la bibliothèque, c’était son cœur.