MISGUIDED GHOSTS.

  misguided ghosts
  30.09.21 — 9pm
Tout va beaucoup trop vite pour lui. Ça fait un moment qu’il fixe le vide, adossé au mur. Que faire de tout cet espace ? Cette maison semble dénuée de chaleur depuis quelques jours. Il s’efforce d’allumer le téléviseur et toutes les lumières, mais il doit être économe en électricité. C’est lui qui paye les factures, l’hypothèque et toutes les merdes qui s’empilent dans le courrier. Il devrait organiser une soirée payante, la pire que tout Tokyo n’ait jamais vu. C’est parfait. Des casseurs, des squatteurs, des drogués et des baiseurs viendront occuper un espace qu’il peut plus se voir en peinture. Le papier peint aura l’air moins funeste comme ça. Mais Granny parviendrait à venir lui hurler dessus depuis l’au-delà et lui rabâcher à quel point il n’a aucun respect pour les possessions de sa famille. Elle était hypocrite un peu, cette vieille, à sortir le mot interdit quand ça l’arrangeait. Il veut lui faire honneur comme elle l’aurait entendue, mais il ne sait rien des rituels coréens. Il aura beau faire de son mieux, il la décevra même dans la mort.

Joao finit par sortir son téléphone de sa veste et scroll la longue liste de contacts jusqu’à tomber sur la bonne correspondante. Le nœud à l’estomac, il tourne dans son salon sans savoir comment briser son illusion. A partir du moment où il prononcera les mots, la réalité reviendra à la charge. Ça sera sa vie à présent. Il ne rira plus jamais avec elle, il ne s’engueulera plus jamais avec elle. Les longues nuits à l’hôpital où il faisait mine d’être réveillé pour pas inquiéter le médecin ne reviendront jamais. Sa voix criarde ne piaillera plus dans ses oreilles pour lui dire de pas mettre ses coudes sur la table et d’arrêter de rentrer tard le soir.
JP soupire alors que la sonnerie sonne de l’autre côté. Ça décroche. “Hey, Naeun. Maybe you heard about this at school. My grandma died. Can you come at the house right now? Need your help with some stuff.” Le ton est las, blasé. On l’entend jusqu’aux cernes qui entourent ses yeux morts. Plus vite il en a fini avec l’administratif plus vite il pourra reprendre sa vie. Enfin, qu’est-ce que c’est que vivre déjà ? Il raccroche rapidement après des mots succincts échangés. Mais putain, qu’est-ce qu’il va faire de la maison ? A qui elle appartient déjà ? Et tous les meubles, les vêtements, les babioles du quotidien et la nourriture qu’elle était la seule à manger, où est-ce qu’il va bien pouvoir mettre tout ça ? Dans une boîte, au fond du placard. Là où il a rangé ses souvenirs d’antan. Il foutra le bordel par là et ça devra bien rentrer. Verrouillé et on n’en parlera plus jamais.

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  misguided ghosts
  30.09.21 — 9pm
Trois jours après la première épreuve du tournoi, qui semblait déjà être à des années lumières. Naeun avait repris les cours -rattrapé son retard- et pressait le pas dans les couloirs pour ne pas perdre une seconde de ce temps qui lui était précieux mais qui pourtant lui filait entre les doigts. Elle était angoissée, angoissée par tous ces évènements qui s’enchainaient et venaient remplir ses journées pourtant déjà pleines à craquer. Emploi du temps de ministre où elle devait jongler entre ses études supérieures, ses responsabilités en tant que membre du conseil des élèves, son travail, ses activités extra scolaires ainsi que l’apprentissage approfondi de son don.

Ce sans oublier ses amis, évidemment.
Et les moments où elle se retrouvait seule, pour recharger ses batteries et éviter d’imploser.

Comme ce soir. Ce soir où elle avait troqué ses nombreux bijoux et sa tenue impeccable pour un jogging et un chignon négligé. Après avoir passé une bonne partie de la journée à courir, elle avait enfilé ses claquettes adidas usées par les années et s’était rendue au takeout ambulant en bas de chez elle. Le gars était incroyable, capable de proposer à la fois des poke bowls et des menus duo poulet fris frites. Son bouiboui à roulettes ne faisait aucun sens -et encore moins dans le quartier de Nawa- mais après toutes ces années, Naeun avait arrêté de chercher à comprendre : tout était bon et c’était bien là le plus important.

Alors qu’elle réceptionnait son poke, son téléphone avait sonné. Souriant poliment au vendeur, elle avait récupéré le sac en plastique et s’était éloignée de deux pas pour répondre à son Jojo préféré. Hey Jojo- balancé d’un ton décontracté, coupé avant qu’elle ne puisse prononcer un whatsup qui l’aurait probablement hantée pour le restant de ses jours.

My grandma died.

Coeur qui avait raté un battement avant de venir se coincer dans sa gorge. Naeun qui n’avait pas su si elle avait soudain envie de pleurer ou de vomir. Peut-être un peu des deux. Restant béate face à la nouvelle, elle avait laissé Jojo continuer à parler dans réagir. Lorsque le silence avait commencé à s’installer, elle avait réussi à reprendre consistance et lâcher quelques mots succincts (i'm so sorry) dont un sure, coming comme si de rien.

A les entendre, on aurait pu croire qu’il venait de lui dire qu’il avait oublié d’acheter du pain et qu’elle s’était tout naturellement proposée pour venir lui en emmener. Retournant vers son vendeur, elle avait commandé en express, le regard vide, le fameux duo poulet fris frites.

Rien n’était beau, dans la mort.

Le cerveau de Naeun en court circuit, schizophrénique : une partie d’elle n’était toujours pas remise de l’annonce, l’autre semblait fonctionner à mille à l’heure, déroulant tous les processus administratifs et préparant les jours à venir. Acte de décès, déclaration en mairie, administratif, lettres à la banque, aux assurances : choix de l’urne, rangement intensif et date de la cérémonie,… Sans oublier la déclaration de succession, que JP décide de l’accepter ou non. La maison était-elle au nom de sa grand-mère où était-elle locataire ? En tant que proche direct, il pouvait demander un transfert du bail à son profit.

Quelques minutes plus tard, elle débarquait audit palier, sonnant par politesse avant de découvrir la silhouette de son Jojo et de forcer une étreinte. Elle se contre foutait des apparences : ferait comme si de rien après mais se devait de transmettre un peu de sa chaleur et faire passer par ce simple geste tout ce qu’elle ressentait, tout son soutien -sa tristesse- et son affection infinie.

Après l’avoir serré fort sur la pointe des pieds -le bougre était vraiment trop grand-, elle s’était détachée de lui et avait tendu dans un sourire bizarre le sac plastique contenant leur repas I’m here. Did you eat anything ? Was waiting for my order when you called me so… Hope you don’t mind.

Stratégie amorce en douceur.

Naeun qui voulait éviter le fâcheux are you okay et découvrir au fil du repas et des conversations sur quel pied il était le plus judicieux de danser. Pour lui, elle transformerait son chignon brouillon en queue de cheval efficace et enfilerait sa casquette de secrétaire. Elle rangerait tout son bordel, squatterait chez lui en trouvant mille et unes excuses, l'empêcherait d'être seul et surtout règlerait tous les problèmes administratifs.

Pour lui, elle serait là.
En jogging avec de vieilles claquettes adidas et le ventre prêt à gargouiller, mais là.  

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 misguided ghosts
 30.09.21 — 9pm
La conversation est si brève qu’elle ne s’affiche pas dans son historique. Y’a pas de chi-chi avec Naeun, pas de small talk qui s’éternise ou des moments de blanc qui lui font perdre son temps. Ils sont tous les deux occupés, plus vite il s’en débarrasserait mieux ça sera. Il est déjà suffisamment embarrassé de devoir appeler une amie pour s’occuper de ça. Mais JP, malgré tous les corps qu’il a enterré, il n’a jamais géré l’administratif derrière. C’était son père son roc, sa forteresse immuable. Sans lui, laissé tout seul, il doit se démerder pour foutre Granny dans une urne sans bafouer ses choix.

La sonnerie retentit et il est étonnée de la voir déjà là. Trop efficace cette fille-là, il devrait lui laisser des avis sur Woogle. A peine ouvre-t-il la porte qu’il est étouffé dans une embrasse. Il tapote son épaule car il sait qu’elle en a besoin plus que lui de ce contact. Malgré les événements, Jojo va bien. Il va en cours, va en soirée, travaille et rit comme n’importe quel autre jeune homme de son âge. Il se comporte comme un garçon qui n’avait pas un corps dans le réfrigérateur et des notaires sur boîte vocal. “Yeah, yeah, I ate. I’m doin’ just fine. Thanks for coming.” dit-il instinctivement alors qu’elle n’a même pas demandé le fatidique are you okay. Il a l’impression d’avoir répété ces mêmes mots en boucle ces derniers jours. Ce sont les sons que les gens veulent entendre. Ça les rassure plus que lui-même ; qui veut d’un mec désemparé et attristé ? Alors il garde ses sentiments précieusement dans sa boîte au fond du placard.

Il la fait entrer dans la maison de Granny, tenue impeccablement comme d’habitude. Il a si bien nettoyé le parquet que même une équipe de scientifique ne trouverait pas de traces de vie ici. Il lui propose de quoi boire et grignoter avant d’entrer dans le vif du sujet : la pile de papier qui s’accumule sur la table. “I’m a bit underwhelmed about all that stuff.” Hôpital, banque, huissier, hypothèque, pompes funèbres, courriers de condoléance, c’est un peu trop à son goût. Beaucoup trop d’un coup. “I wanna give her a nice ceremony but I have no idea what to do. We never talked about that. We mainly argued ‘cause she didn’t want to take care of herself.” Il se souvient que sa mère avait rédigé son testament trois semaines avant sa mort et que Gemma écrivait dans son journal intime ce qu’elle aimerait pour ses funérailles. Mais au final, il ne sait rien de cette femme qui s’appelle Kim Gyeongja. Ses croyances, son patrimoine, ses dettes, sa couleur préférée, la chanson de son mariage, absolument rien. “Like, do I have to cremate her or bury her? Is it gonna cost me much? I’d rather not use her money. Actually, I have no idea if she had any. The lawyer is gonna call in the week to read her will, so I’ll finally know if she was secretly rich or something.” Son sarcasme se métamorphose en blague sèche qui ne fait qu’alourdir l’atmosphère. La mort n’a rien de drôle, Joao. “That hag made me buy all the rice.” rouspète-t-il à nouveau en balayant le salon du regard d’un air beaucoup trop décontracté pour quelqu’un qui vient de perdre la personne la plus importante de sa vie.

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