LUZ DE LUNA.

Sans trop y penser, JP attrape Natsuki au détour d’un couloir. De son habituelle démarche enjouée et son regard joueur, parfait playboy de Mahou. Il fait honneur à sa réputation quand il lui propose d’aller « à la librairie ». Et Natsu, douce petite Natsu, est tellement innocente lorsqu’elle répond favorablement à sa demande. Pourtant ils sont chien-chats ces deux-là, ils ne trouvent jamais d’entente. Depuis Halloween où il a rempli son verre à ras bord, il voyait la denki sous un autre jour – digne de son temps. Peut-être même qu’ils allaient bien s’amuser ensemble. A définir ce qu’on entend par « s’amuser ».

Flashforward : les deux sont en train de vagabonder dans les rues de Koïde et meublent la conversation comme ils peuvent. JP dépasse la librairie dans laquelle il traîne toujours (il n’a pas les moyens de s’acheter des livres de toute façon et il n’a pas le temps de les lire) et c’est peut-être à ce moment qu’elle aurait dû sentir le piège. Quelques mètres plus loin il passait la porte d’un établissement aux allures sévères. Une fois à l’intérieur, un bar branché et sexy, concept cuir et whiskey, se présentait à eux. Il lui lance un regard narquois, fier de son stratagème. Elle était beaucoup trop candide pour son bien, c’en était presque attendrissant. « Il est 20h. Tu pensais vraiment qu’on allait aller à la librairie un jeudi soir ? » Tout le monde sait que le jeudi appartient aux étudiants. La happy hour qui coule dans les flots et les jeunes débauchés sont morts sur les trottoirs. Profitant de ce silence, il lui tire le bras jusqu’à une table tamisée sous les lumières. « Puisqu’on est là, autant rester hein. » Parfaite occasion pour passer le temps.

Innocente Natsuki, elle ne fit que hocher la tête d’un grand sourire quand JP lui proposa d’aller à la librairie (sérieusement ? JP ? JP et librairie ?). Un peu déboussolée, mais elle ne se doutait de rien : elle se disait, ah, c’est une bonne chose, qu’on aille étudier ensemble ; peut-être que JP n’était pas aussi mauvais qu’elle ne le pensait et qu’il était plutôt sympa, même ? Elle avait eu l’occasion de le fréquenter quelques fois sans qu’il ne se soit rien passé (des blagues douteuses, mais c’était tout), peut-être était-ce toujours elle qui se faisait des idées et qui se méprenait sur son senpai. En même temps, il y avait des fois où elle se disait qu’elle avait raison et qu’elle ferait mieux d’arrêter de traîner avec lui ; comme aujourd’hui.

Comme là, lorsqu’elle se retrouva à l’intérieur d’un bar et qu’elle cligna des yeux, pas certaine de ce qu’elle voyait. Des canapés en cuir, un bar, des verres, des bouteilles d’alcool sur les murs… Non, il fallait que ce soit des livres, des tables en bois, des chaises, des coussins, des rangées d’étagères, pas des rangées d’alcool ! Elle commença à entendre son cœur battre fougueusement à ses oreilles, réalisant la situation dans laquelle elle s’était mise, et à quels moments elle aurait pu l’éviter (dire non à JP tout de suite, arrêter de le suivre en prétextant une affaire urgente, s’arrêter directement une fois à la librairie en lui demandant pourquoi il ne s’arrêtait pas au lieu de le suivre en pensant qu’il l’amenait dans une autre librairie, s’arrêter devant la porte, faire demi-tour…). Trop tard, parce qu’elle était entrée et ne pouvait pas faire demi-tour sans une bonne excuse (et une bonne excuse, elle n’en avait pas).

Ses yeux chutèrent sur JP, dont le sourire était si narquois qu’elle avait envie de lui retirer les lèvres pour qu’il puisse être incapable de sourire. C’était dans ce genre de moments-là qu’elle se rappelait qu’elle le détestait, le JP (satané JP). Tirée par le bras, elle roula des yeux et s’assit en face de lui, croisant les bras. « C’est vrai, j’aurais dû me douter que les gars comme toi ne pouvaient pas aller à la librairie un jeudi soir. Je n’aurais pas dû croire en toi. » Elle pensait déjà à sa soirée foutue et aux heures d’études qui allaient lui manquer, et en même temps, quel mal cela lui fera-t-il de boire un coup le jeudi soir, comme tout le monde ? Natsuki aimait tellement s’amuser, mais elle l’oubliait, à force de se plonger dans les livres et de boire des mots au lieu de boire de l’alcool. Elle retourna dans sa contemplation du bar, admirant malgré elle la beauté du lieu. « Pourquoi tu m’as amenée avec toi ? Tu ne pouvais pas boire tout seul comme un grand ? » Le principe était d’amener Natsuki à boire, mais ça, elle ne le comprenait pas encore (toujours pas).

Le piège se referme et sa proie est bloquée. Elle rétorque une petite pique qui est supposé le blesser, mais lui ne tire qu’une moue indescriptible accompagnée d’un haussement d’épaules. Je n’aurais pas dû en croire en toi. Effectivement, c’était l’erreur de beaucoup trop de monde de penser qu’il était sauvable. — I don’t care, semble-t-il communiquer dans sa nonchalance muette. Elle n’a pas besoin de savoir que JP connait mieux la librairie que la moitié des étudiants de l’école. Qu’il a dormi là-bas, mangé, dégueulé, tout le tralala. Pendant trois ans c’était son lieu favori. Il s’y cachait le matin avec un café bien fort et finissait ses nuits à la BU. Il étudie fort Jojo, du moins, il étudiait. Maintenant il a remplacé ses parchemins par un téléphone bruyant et sa soif de connaissance et de succès a disparu. Il n’a qu’une envie : se morfondre. Emmener Natsu avec lui était une action qui relevait de la pure coïncidence ; s’il ne l’avait pas croisé dans ce couloir à ce moment T alors c’est avec une autre fille qu’il serait dans un nightclub branché. « Oh, sois pas rabat-joie, on peut y aller après si t’y tiens tant. » plaide-t-il, sachant pertinemment qu’il ne reviendra pas sur ses pas. Tout ce qu’il faut pour la garder près de lui. Et si elle insiste, alors elle est libre de partir. Il ne la retiendra pas, il ne retient personne.

Le cuir du siège fond sur sa peau et il relâche un long soupir en posant ses mains sur son bidon. Une conversation d’honnêteté maintenant alors qu’ils pourraient jouer à des jeux plus sympas ? C’est si triste de boire seul. Et le fêtard est las de ces inconnus qui se fondent dans la masse. Leurs visages sont tous les mêmes, dévalisés de traits. Juste des corps en mouvement sans histoire. Il laisse quelques secondes s’évaporer et il inspire : « Je peux boire seul. Je peux boire avec trois mille autres filles. Je peux rentrer chez moi en très bonne compagnie et me réveiller demain avec encore plus d’amis. » dit-il, éreinté, comme si cette routine l’ennuyait. Être populaire est si fatigant, ce masque l’use. « Et toi, tu peux faire pareil tu penses ? » Laisse sous-entendre qu’il fait ça de grand cœur, que la solitaire petite Natsu lui a frappé dans le cœur et qu’il est là par altruisme, pour rendre le quotidien de sa compère plus excitant (combien tuerait pour un date avec lui ?) Il tend ses jambes sous la table, denki trop à l’aise dans son siège, et se demande quel sera son prochain mensonge. Probablement, il lui dira qu’il est trop joyeux ce soir.

Agacée, elle ne montrait pas son sourire habituel et tirait une moue à la place. Aller à la librairie après avoir bu dans un bar, quel délire. JP était sarcastique et Natsuki ne le prenait pas très bien, vexée, surtout avec l’impression de perdre son temps en étant dans un bar alors qu’elle pourrait travailler, pourrait passer son temps libre avec ses copines au lieu de JP. Pourquoi est-ce qu’elle avait accepté de venir avec lui, déjà ? Pourquoi est-ce qu’elle s’était dit qu’il pourrait être bien intentionné ? Elle était stupide, comme toujours.

Elle dévisagea JP du regard, se demandant pourquoi si c’était si facile pour lui de prendre n’importe qui pour lui tenir compagnie, pourquoi est-ce qu’il l’avait choisie elle ? Pour l’agacer ? Pour l’ennuyer ? Ou pour la faire sortir, parce qu’il avait vu à quel point elle s’était amusée lors de la soirée d’Halloween ? Non, un garçon ne penserait pas autant. Il n’avait probablement pas tellement remarqué que Natsuki s’était complètement relâchée, cette soirée-là, et aurait encore moins fait l’effort pour qu’elle se libère une nouvelle fois. Pourtant, le doute subsistait dans un coin de sa tête, encore plus en voyant l’air si las de JP (est-ce qu’il avait un seul vrai ami avec qui faire ce genre de sorties, ou s’entendait-il avec tout le monde sans jamais être proche de quelqu’un ?). Prise dans le piège, la pitié et l’empathie mélangées, elle poussa un léger soupir. « Je pourrais, si je le voulais. » La différence était qu’elle, elle ne voulait pas vivre comme ça, comme lui. Mais pour ce soir, elle lui tiendrait compagnie ; elle serait cette fille parmi tant d’autres avec qui il aura passé une soirée ((peut-être qu’il oubliera, mais Natsuki elle, s’en souviendra)). « Tu dois souvent venir ici, non ? Alors qu’est-ce que tu me recommandes de prendre ? » demanda-t-elle, les jambes croisées sous la table, prenant si peu de place contrairement à l’homme en face d’elle. Natsuki la proie, bien piégée ; que la soirée commence.