02.11.2020 - 01:30
La nuit semblait interminable; le soleil s'était couché depuis tellement de temps que Hatem se demandait s'il allait se lever à nouveau un jour - ou s'il s'agissait d'une conséquence de la brume laiteuse qui avait submergé l'île quelques heures plus tôt ; une nuit infinie, immense et éternelle. Il était toujours étourdi par les antidouleurs, quoique le froid, violent comme une morsure, l'avait éveillé aussi brutalement qu'une eau glacée renversée sur un corps brûlant. Il portait les vêtements qui lui avaient été donnés à l'hôpital - un sweat-shirt légèrement trop grand, un pantalon de jogging molletonné; la tenue d'un prisonnier, ou d'un dimanche particulièrement calme. Ses baskets blanches, qui avaient été éclaboussées de sang, étaient désormais immaculées grâce à un sortilège de tergeo; et il avait réussi à se procurer une veste en jean en regagnant l'université. Son blouson matelassé, déchiré par les plantes d'hinaï, furieuses et fiévreuses, reposait en lambeau avec son téléphone dépecé.
Lorsqu'il avait rejoint Mahoutokoro, il avait vu les amphithéâtres déformés par des sortilèges d'agrandissements, les médicomages pressés et alertes, les familles effondrées, sans jamais cesser de s'étonner de l'ampleur de la catastrophe. Certains de ses camarades, il les avait croisés dans les couloirs, peinés et parfois blessés, mais vivants; son colocataire, en revanche, avait totalement disparu. Même en empruntant un portable, il n'était pas parvenu à le joindre - son mobile refusait obstinément de sonner, après plusieurs tentatives. Il avait laissé des messages - hey, Kell, c'est Hatem, j'espère que tu es OK, je n'arrive pas à te joindre, je te laisse un numéro, ce n'est pas le mien mais... - hey Kell, c'est encore Hatem, j'espère que tu vas bien, je suis à la fac, recontacte-moi au... -
Et leur dortoir était vide; après avoir arraché une veste d'un cintre, Hatem en était de nouveau sorti.
Passé minuit, une fois les premiers secours appliqués et les blessés les plus graves rapatriés à l'hôpital - cette ruche frénétique, impétueuse - tout semblait s'être légèrement apaisé dans la ville. Mais où était Kell ? Personne ne semblait l'avoir vu depuis un moment, et Hatem était progressivement gagné par une inquiétude insidieuse, qui surpassait largement sa fatigue, ou la douleur lancinante logée à l'endroit de son épaule, là où la tentacula vénéneuse avait appliqué sa morsure féroce.
A l’hôpital, il avait aperçu des corps immobiles, pudiquement glissés sous des draps blancs.
L'endroit où pouvait se trouver son colocataire, il en avait une idée, en vérité; la plupart du temps, si une foule fiévreuse et agitée se rassemblait quelque part, Hatem était à peu près certain que Kell se tenait le plus loin possible de celle-ci. Il s'agissait d'une défiance qu'ils partagaient. Cependant, Hatem préférait largement la serre paisible de l'université à la forêt dense et compacte qui dévorait la surface de l'île; et c'était pourtant là qu'il s'était rendu - à minuit, sonné par les potions de guérison, un lumos pour éclairer son chemin. À l'horizon, les lumières de la ville dessinaient un halo incandescent, dont il s'éloignait afin d’atteindre l'orée du bois. Des brindilles humides se brisaient sous ses pas, et, alors qu'il avançait, quelques créatures invisibles se dissimulaient dans les broussailles épineuses - il pouvait entendre le bruissement de leurs rameaux.
Sa silhouette lui apparut alors qu'il atteignait à peine la bordure ténébreuse de la forêt; après quelques années, il savait désormais identifier sans difficulté le port de ses épaules, son profil, ou le choix de ses vêtements.
Il était si soulagé. Le genre de soulagement brûlant, flamboyant comme la lumière du jour.
« Kell ? C’est Hatem, je te cherchais. Hey, tout est OK, tu vas bien ? » Dans la pénombre, son souffle dessinait des volutes de fumée opalescente.