WISHING ON DANDELIONS

Il lève la tête hors de son bureau, les manches de son yukata manquent de tremper dans l’encre qu’il utilisait pour rédiger ses comptes. Les chiffres ne s’additionnaient pas comme il le fallait. Il repasse son doigt à nouveau sur le bord du cahier, pour s’assurer que tout fait sens. Ce n’est pas le cas. Mais pourquoi le papier toilette disparait aussi vite ? Les elfes de maison le boivent ou quoi ? Soupir d’exaspération, il attrape son paquet de clopes à l’intérieur de ses manches et en allume une très vite. Une main passe dans ses cheveux alors qu’il s’abandonne à ce petit moment de plaisir. Puis, le sort d’entrée s’active sous ses yeux : quelqu’un est introduit dans le ryōkan. Il n’a vraiment pas envie d’accueillir un client tout de suite. Mais c’est le jeu qu’il a choisi. Contre son gré, il retourne à la réception, lieu de tous ses malheurs.

Un invité s’avance vers le fameux comptoir et aussitôt Ryouta s’efforce de plâtrer un sourire cordial sur ses lèvres. Ce n’est vraiment pas le moment pour l’embêter. Il a une énigme à résoudre. Mais il se force, car tel est son métier. Sa responsabilité d’aubergiste. Il écrase sa cigarette contre le cendrier en bambou et s’efforce d’être accueillant. « Bienvenue à l’Honōtora. Merci de nous avoir choisi pour votre séjour. Dans quelle contrée désirez-vous voyager ? » cite-t-il comme un texte appris par cœur (l'habitude). Le Tigre en Feu présente des salles qui permettent de se transporter dans l’univers nippon ; des montagnes frigides de son Hokkaidō natal à la mer fracassante de Miyagi, le Japon avait tant d'autres paysages à faire découvrir que la polluante capitale. L’auberge offrait tout un monde, une cuisine régionale riche, et une faune encore plus surprenante se baladait dans les secteurs. Tout ça dans la meilleure sécurité possible. Parole d’ex-auror. « Je vous recommande la section Nara qui est particulièrement magnifique à cette période de l’année. Toutefois nous avons un petit problème de sanitaire. » Anticipant l’embarras du client, il resserre son yukata par nervosité avant d'ajouter : « Pour expliquer ça de manière très courte, nous sommes à court de papier toilette. » Oh, le super jeu de mots. Il ne s’en rend compte qu’après avoir effacé cette taquinerie de son visage. L'invité doit penser qu’il est étrange. Il aurait à demi-raison.

La nonchalance de la demoiselle ne lui échappe pas. Il en perçoit toutes les subtilités et ne manquent de lire son visage avec tant de facilité que l’aubergiste se met à croire qu’elle est entrée au mauvais endroit. La cliente est désagréable, mais s’il suffisait de si peu pour le rebuter alors il ne ferait pas ce métier. « Vibrer ? » Il hausse les sourcils, surpris par cette demande. Ici, elle ne trouvera aucune aventure rocambolesque ou de quoi égayer ses journées : seulement un vieil homme fidèle à sa nation, envieux de faire partager ses contrées et sa faune. La magie imbriquée dans le papier peint qui s’infiltre par les narines et offre une relaxation désirée. Puis Ryota plisse des yeux car rien n’élude son œil de félin. Fin observateur, la fumée qui se dégageait de son membre alerte ses sens. Mage noire ? Malédiction ? Potion qui a mal tourné ? Les possibilités sont infimes. La question la plus importante : est-ce un danger ? Jugeant la gamine et ses airs las, il écarte la menace de son équation et fait mine de ne pas remarquer la main cachée derrière le hoodie. Très étrange sensation qui s’en dégage, il ne l’oubliera pas de sitôt. Il ne s’insurge pas, ne demande aucune information indélicate. Ce que font les clients au sein de son auberge ne le regarde pas, tant qu’ils restituent les chambres dans l’état dans lesquels ils les ont trouvés (ce qu’une certaine jeune fille a été incapable de faire). Curiosité à nouveau titillée, il l’écoute articuler sa demande. « Très intéressant choix de mots. » finit-il par répondre, ruminant dans sa barbe. L’Honōtora ne proposait pas de destinations folles en émotions. Si elle voulait voyager, il était toujours possible de quitter le pays par ses pieds. Qu’est-ce qui l'en empêchait ? « Je vois. Et vous pensez qu’une simple auberge vous fera vivre ce genre de chose ? » Tout en malice et douceur – car il est bien incapable d’être autre chose – il la met face à son paradoxe. « Vous désirez l’aventure et en même temps rester au même endroit ? L’excitation du voyage sans quitter vos terres ? La magie est magnifique certes, mais hélas, elle a ses limites. Votre demande ne serait-elle donc pas quelque peu insatisfaisable ? » Il étire un sourire qui se veut bienveillant, rentre les mains dans ses manches lorsqu’il comprend que ce n’est pas une cliente qui prendra une chambre ce soir.

La tempête rivalise avec les plus belles vagues du Pacifique, de quoi le décontenancer avec ce tel répondant. C’est sa faute de ne pas savoir comment mieux s’exprimer, lui, le monstre incapable de mieux percevoir les émotions. « Je ne vous jugeais pas. » Assure-t-il, visage impassible. Il essayait de comprendre. La vie est trop courte pour se penser mieux que l’autre, Ryota l’avait appris à ses dépens. Il la regarde se débattre. Contre qui ? Elle-même. Car l’aubergiste ne répond pas, n’affirme ni infirme ses supplications. Leurs points de vue divergent et il serait trop long, et l’homme bien trop las, pour expliquer à une enfant pourquoi l’impossible est inatteignable, et pourquoi il n’a aucune chambre capable de satisfaire cette vile demande. Un silence s’installe, repeint les murs et le plancher par la même occasion. Il comprend à quel genre de cliente il a en face de lui. Colérique, insatisfaite, volatile – le genre à repartir aussitôt arrivée. Le sac de gallions lancé comme s’il était un charognard dans une rue malfamée, un mendiant suppliant pour une goutte d’eau dans le désert et elle, la bienfaitrice partageant un grain de sa mansuétude. Il sourcille : « Qui juge qui maintenant ? » Délaissant l’or croulant sur son guichet, il fait le tour de la table et lui lance un regard dénué d’arrogance et de pitié, un signe qui l’invite à la suivre. Il a compris maintenant, ce qu’elle cherche.

Allégrement il s’avance dans ces couloirs qu’il connait par cœur et ne cesse, pourtant, de le surprendre en boucle. Tourner à droite, puis à gauche, droite, droite, faire deux pas en arrière et deuxième porte à gauche. C’est avec une telle aise qu’il fait coulisser le shoji, se tenant à côté pour la laisser pénétrer en première dans la pénombre. « On appelle cet endroit Kameiwa no Dōkutsu[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], la Caverne aux Pierres en forme de Tortue, mais je préfère l’appeler la Cave de l’Amour. » Le portail s’active au pas foulé et sa voix résonne dans le vide. On n’y voit rien. On n’entend que les gouttes qui tombent sur la roche et il n’y a qu’une vague sensation de chaleur mêlée à l’humidité. « Il parait que le soleil ne traverse la caverne que deux fois par an alors j’ai reconstruit cette pièce pour qu’il y soit à la demande. Entre l’ombre et la lumière, la maison et le voyage. » Il claque ses doigts et le halo en forme de cœur mythique de la préfecture de Chiba apparait. Un lit flotte au milieu d’une illusion de lac, sereine infinité, et une cascade frappe contre le courant dans un rythme relaxant. « J’aime venir ici pour me cacher, ne pas avoir à voir. Et lorsque je suis prêt, il suffit d’appeler le soleil. »