Heavy is the crown (( atlas ))

 
Il n’en a parlé à personne.
Du rendez-vous secret, de l’énigme, de la scène jouée, de l’impardonnable scandé, encore moins du baiser. Rancœur douce, doutes exacerbés au fond de l’esprit déjà flou, à s’en rendre fou. Atlas est encore plus silencieux que d’habitude, tête tout entière plongée dans les leçons à rattraper, trop nombreuses lorsqu’on passe autant de temps à l’hôpital, happé par les obligations toujours plus importantes –destin de pantin qu’on manipule. Il a pesé tous les jours le pour et le contre, jusqu’à sentir la terre se dérober sous ses pieds. A l’éviter chaque fois, au détour des couloirs, et le cours-curiosité abandonné. Atlas au nuage de fumée mêlé de sentiments, il a laissé passer la première semaine, a retenu sa respiration, pour la deuxième. Monologues internes sertis de doutes.
Il se sert de toi.
Mais pourquoi se donner tant de peine ?
Il tient à toi.
Il n’a aucune raison de le faire. C’est peut-être même trop tard.
C’est peut être l’occasion de découvrir ce que tu peux faire.
Tu es sûrement plus fort que tu ne le penses –mensonge.
Laisse tomber.
Essaye.
Tu n’as rien à perdre ?
Fais-le pour Pandore.
Fais-le pour toi.
Les pas étaient machinaux, mécaniques –le doute n’était pas dans la démarche, mais au fond du crâne. Ne pas savoir à quoi s’attendre, les tests, il a connu, il s’en doute, contrôle exacerbé qui ne vient pas tout seul, mais a tout oublié de leur teneur. C’est pour lui qu’il vient ce soir. Pour comprendre. Pour savoir. Pour le revoir, en note de fond, pensée honteuse chassée d’un mouvement de tête. Les dents se serrent lorsqu’il pousse la porte de l’entrepôt trop grand pour deux, mais il ne recule pas. Incandescent oiseau reprend sa place malgré les tremblements des mains, et lorsqu’il aperçoit Charon dans l’ombre, étincelle au milieu du brouillard, il inspire.
« Toutes mes excuses. Il paraît que la bonne fréquence, c’est un endoloris toutes les deux semaines. » Il ne dit pas la vérité, qu’il était paralysé par la peur. L’est encore quelque part, poitrine qui se serre malgré l’attitude faussement désinvolte. Porte un masque de confiance, le même qui commence à se fondre en lui, lorsque Charon se trouve en face. La scène n’est plus, mais la pièce se déroule toujours et lorsqu’il avance, il se tient droit. Macbeth dans son royaume de poussière.
« Je veux qu’on fixe des règles très claires. Je garde ma baguette à chaque instant, et lorsque je te dis d’arrêter, on arrête. Pas de négociation possible. Je connais mes limites. » Non, il ne les connait pas, douleur supportée trop de fois puis effacée de la mémoire aurifère, corps au destin pantomime. Incapable de savoir jusqu’où il pouvait endurer, se doutant cependant que la réponse était beaucoup de choses. « Je suis là pour comprendre. Pas pour subir gratuitement. Je veux bien être un cobaye. Mais pas un jouet. »

Comète d’allure ralentie se fond avec les ombres lorsqu’elle aurait aimé être incandescente. Si le sarcasme en demi-teinte donne des airs de grandeur, tout le reste le trahit –du tremblement léger des membres au regard fuyant, naturel ancré trop profond dans les veines de cristal. Oiseau plongé dans la tourbière, lui reste les ailes. « Je sais. » Il le croit, jamais aveuglément, tenace rancœur aux airs de méfiance qui ne glissera jamais de la peau, mais le timbre est doux, et il repense à Charon, celui des semaines passées, son regard triste et le cœur atrophié –s’il s’excuse, il lui donne le bénéfice du doute. Ne le pardonne pas pour autant, réconfort étouffé dans l’œuf avant de l’avoir vu fleurir, garde pour lui les gestes qu’il aurait aimé tendres, distance de sécurité. Dans ses pensées sourdes, la baguette quitte son étui noué à la cuisse, pour se lier à la poigne incertaine. Sur l’objet, des traces de suie indélébile. Il se demande souvent de quoi il aurait l’air à l’intérieur. Brouillard âcre qui tâche sûrement les membres, hémoglobine crasse. Il lui a pourtant dit qu’il brillait. Et même si Atlas n’y croit pas, quelque chose se délie lentement, là, dans la poitrine cadenassée.

Quelque chose de fort. Il comprend, en toute logique, besoin des émotions qu’on lui a si souvent dit de contrôler, d’oublier. Atlas jamais réellement lui-même tant et si bien que colère terreur et tendresse finissent mêlées dans une valse macabre bercée par la brume noirâtre de sa malédiction pleine. Il s’imagine plié de douleur ou projeté dans les tôles usées du bâtiment vide, glacé jusqu’au sang ou embrassé, encore. Aurait aimé décrire les essais et expérimentations subies depuis l’enfance, mais à peine des souvenirs flous en forme de cauchemar, ou des pics de souffrance diurnes lorsque l’esprit déraille, s’entremêle aux oubliettes pour mieux redevenir troué, incertitudes qui collent à la peau et s’ancrent profondément, what am I ? What am I ?
Un survivant, ou un astre.
Capable d’endurer, au moins de comprendre, s’il perd le contrôle.

La tête se tourne, ralenti maussade, contemplation d’une issue préférable à ce qui l’attend. Il hésite, quelques secondes, instinct de survie naturel qui dicte le galop du cœur qui le pousse à fuir. C’est une mauvaise idée, mais il n’en a jamais eu de bonnes, puisqu’elles n’étaient jamais les siennes.
Et cette fois, il en aura le souvenir. Conséquences terrifiantes lorsqu’il pense à la cendre contre les lèvres d’un autre, et cette toux qui glace le sang. Il ne le toucherait pas.

D’un geste certain, Atlas lève sa baguette. La porte se ferme dans un bruit sourd d’acier aux airs pesants, pourtant c’est presque soulagé que son souffle expie lorsqu’un mouvement de poignet les enferme. >Clic. Puis range l’objet contre la cuisse pourtant prête à courir, mécaniquement, toujours près de lui, au cas où, rempli de doutes dans sa certitude.
Son visage revient vers Charon, chimère salvatrice aux airs odieux, semblant d’insolence. Il la hoche, coup net comme le couperet sur la gorge là où il aurait voulu trouver ses mains, regard droit dans le sien, mâchoire serrée, détermination.
Ôte les gants pour les voir tomber par terre dans un bruit blanc. Noir des phalanges-fantômes qui se mêlent aux paumes blanches de son bourreau-mirage, murmurent sans mots, sauve-moi (encore).
Je suis à toi.
Je suis à moi.

Mots d’ordinaire sirupeux se transforment en couperets aiguisés. Et même si les gestes restent délicat, Atlas se rassure un peu de savoir qu’il sera heurté à un mur abrupt et froid –peu habitué aux tendresses, se complaisant dans le néant d’une vaste solitude prise pour amie, il soupire presque de soulagement. Sa bouche, tordue en demi-teinte, en écho à celle de Charon dans leurs presque-sourires. « Je suis moins fragile que tu ne le penses. Mais merci. » S’il savait, tout ce à quoi il avait survécu jusque-là. Mais lui-même n’en connaissait pas la moitié. Sa main, vile fleur bleue, s’accrocha une seconde à la sienne avant de la laisser partir. Geste anodin mais assez rare de sa part pour être remarqué, la confiance était tacite, pourtant réelle –et il ne comprenait pas comment il réussissait à le croire après les semaines de rancœur et de secrets. Peut-être était-ce parce qu’il lui avait déjà sauvé la vie une fois, qu’il l’avait épargnée la fois d’après. Peut-être était-ce la mélancolie trahie dans les yeux de Charon lorsqu’il réalisa qu’il avait un cœur, cette impression sourde qui n’avait jamais quitté son esprit à lui, même des jours après. Ou peut-être qu’il avait simplement envie de croire que quelqu’un se souciait de lui, même si c’était une illusion. Qu’il le faisait pour lui-même avant tout, et qu’il ne commençait pas à porter l’autre en adoration. Esprit flou indécis qui ne s’était jamais autorisé le caprice de se détourner du droit chemin. Qu’il est loin de la maison, Atlas, figure redevenue grave et silhouette ancrée dans le hangar désabusé.
Charon en salvateur, ou bourreau, adversaire guerrier. Il connait, lui aussi, les règles des duels, famille auréolée de succès dans les ombres, poussé sans ses retranchements depuis l’enfance avant qu’on ne lâche un peu du collier lorsqu’on se rendit compte qu’il n’avait pas le sang des conquérants. Ses frères étaient bien plus ternis de hargne et de combats que lui, qui se fond dans les ombres et brille dans la défense. Mais Atlas obéit, et entoure d’une poigne assurément ferme la baguette qu’il a tant de fois durant son adolescence voulu jeter au feu. C’est pourtant en face que la lutte débute. Tendance à fermer les yeux pour subir le sort, probablement funeste. Habitué aux soumissions. Pourtant c’est comme si l’instinct de survie se voyait décuplé, bête sauvage tapie à l’intérieur qui lutte pour vivre, enragé. Atlas ne sursaute pas lorsque l’explosion se déclenche, même si les muscles se tendent sous les couches de tissu sans se voir. Le pas de côté n’est pas maladroit, mais souple, félin tapi dans l’ombre qui lève à son tour le morceau de bois noirci par le temps. « Il faudra trouver mieux… » et il sourit, presque galvanisé d’audace par la bataille qui n’en est pas une. A l’intérieur du torse, le hensoku gronde, sans sentir le danger, ni se déchaîner. Simplement guidé par une force macabre à l’étendue modeste, les pas d’Atlas n’ont rien du soldat ambitieux, courbure aux airs de ballet lorsqu’il se détourne un instant de Charon, sans lui tourner le dos, baguette en direction d’une tôle solitaire tenant par miracle au-dessus de lui. « Amplificatum. » et le fracas de métal tombant sur le début d’incendie le fit presque bondir, s’il n’avait pas l’esprit focalisé sur le mode survie. Feu follet éteint et danger écarté, il avança d’un pas. « Je ne voudrais pas que tu abîmes notre terrain de jeu dès le début... Descendo. » baguette pointée cette fois en direction du sol, aux pieds de l’adversaire s’il en est, il sourit d’un air presque victorieux lorsque la terre sombre semble déjà s’affaisser.