and all that was real is left behind (yuji)

Des jours que les volets sont fermés et le cœur arrêté — ah, non, ça non justement, c’est tout l’inverse, le cœur bat trop, le cœur bat tout court. Plus d’une semaine qu’elle n’a pas quitté sa chambre, qui n’est d’ailleurs pas encore tout à fait la sienne, puisqu’on l’a forcée à abandonner l’autre, la vraie, pour se retrouver dans une cage en métal. Elle se sent comme un animal en cage et ça la débecte. Tout la dégoûte, en fait, de sa condition aux effets secondaires de la transformation, à cette stupide nouvelle chambre dans laquelle on peut l’attacher au lit et à cette voix dans sa tête qui persiste et qu’elle voudrait faire taire sans y parvenir. Elle a perdu du poids, se nourrit à peine, les poches de synthèse qui s’accumulent dans le frigo de l’appartement et Gaia qui ne se résout à en boire que lorsque la douleur devient insurmontable, rattrapée par les instincts de celui qu’elle voudrait croire Autre, le monstre. Dommage, le miroir ne dédouble rien, ne projette qu’un seul reflet. Alors, elle dort, comme s’il ne lui restait plus que ça, elle dort jour et nuit, éteint ses pensées à défaut d’avoir pu s’éteindre elle-même.
Elle pense rêver les coups sur la porte mais finit par se frotter les yeux, les sourcils froncés. Il y a bien quelqu’un et elle doit faire bonne impression, affirmer une maladie peu grave qui la cloue au lit. Regard paniqué vers ce qui peut se voir, ce que l’on peut comprendre, elle réfléchit à toute vitesse. « Un instant, j’arrive ! » qu’elle hurle avant de se lever, les mains qui rangent ce qu’elles peuvent, cachent les poches vides dans une poubelle. Encore en pyjama, elle ouvre la porte sans prendre le temps de se préparer aux traits qui l’assaillent, à la matinée ensoleillée qui, après des jours dans le noir, la force à plisser les yeux. Elle ne sait pas qui de l’un ou de l’autre la surprend le plus, mais elle esquisse un sourire et retrouve aussitôt ses bonnes manières. « Yuji ? Qu’est-ce que tu fais là ? »

Il l’observe et Gaia rougit sans savoir pourquoi, les joues pourpres d’être ainsi analysée par quelqu’un du passé, qu’elle ne sait pas si elle peut encore l’appeler ami. Des mois déjà qu’ils se sont éloignés, plus soudainement que lorsqu’on s’endort, sans se disputer. Il était là, et un jour, subitement, il ne l’était plus. Elle s’est dit que c’en était une de plus, une de ces amitiés brisées par la différence, que Yuji ne pouvait finalement pas tolérer ses pensées, ses convictions. Comme toujours, elle avait accepté, ne l’avait pas poursuivi. Les pages se tournaient plus facilement, avec le temps, même si la sienne avait été particulièrement difficile, le cœur qui le cherchait dans un sourire ou dans un salut, dans un couloir bondé, avant de se rendre compte qu’ils étaient destinés à d’autres. « Alors c'est vrai. Je ne voulais pas le croire. Pas toi. » Sourcils froncés, adossée à la porte, elle ne comprend pas, à mille lieues de se dire qu’il sait — comment le pourrait-il ? Une semaine qu’elle n’est pas allée en cours, qu’elle ne répond pas à son téléphone. On peut se douter de quelque chose, mais on ne peut pas savoir. « De quoi est-ce que tu parles ? Yuji ? Tout va bien ? » Elle le dévisage un instant, cherche une blessure, quelque chose, qu’il aurait peut-être voulu qu’elle guérisse de son don, mais il n’y a rien, juste Yuji et son air désolé, d’ailleurs c’est ce qu’il dit, « Je suis désolé », et Gaia persiste à ne pas comprendre, naïve ou peut-être trop fatiguée pour faire les liens. « Est-ce que ça va ? Bien sûr que non. Je suis bête. Je peux t'aider si tu veux. Je- »
Et soudain, elle comprend. Elle comprend mais elle ne le montre pas, le cœur qui se met à tambouriner contre sa poitrine mais le visage qui reste impassible, l’air confus. Mais dans son esprit, ça tourne à plein régime, ça se demande comment, quand, même pourquoi, ce qu’il fait là. Elle lui sourit, agit comme si de rien n’était, pieds nus sur des charbons ardents. « Yuji, je ne comprends vraiment pas de quoi tu parles. Je suis un peu malade, mais je vais bien, le médecin a dit que dans quelques jours ça allait passer. C’est très gentil de vouloir m’aider, mais je ne sais pas trop ce que tu peux faire. » Le rôle le plus important de sa vie, elle en prierait presque pour être convaincante, pour qu’il ne se doute de rien, ou plutôt pour qu’il doute, de toutes façons il ne peut avoir aucune preuve, il ne peut pas en être certain. « Je peux t’aider. » Il répète et Gaia refoule la panique dans un recoin de son cerveau, le pied qui appuie sur l’autre, derrière la porte, caché à sa vue, pour éviter d’avoir à se mordre les lèvres ou l’intérieur de la bouche. « J’ai peur d’être encore un peu contagieuse, je ne voudrais pas que tu tombes malade aussi, mais je, enfin on, peut aller boire un café quand je suis guérie, si tu veux ? »

Elle persiste dans son mensonge sans savoir qu’elle n’avait aucune chance dès le départ, que la course était truquée parce que Yuji sait et qu’il n’a aucun doute. Elle continue, pourtant, d’assurer que c’est une simple maladie sorcière, que ça va passer, espère que ça lui suffira et qu’il partira, la laissera tranquille, acceptera le café. Il n’en est rien, bien sûr, Yuji ne compte pas l’abandonner, préfère plutôt la confronter, la mettre face au mur-réalité, celui auquel elle aurait pourtant tant voulu échapper. « Ah vraiment. Donc tu vas me faire croire qu'il n'y a pas de sang de synthèse dans ton frigo ? Que si je fais ça- » Chacun de ses mots est un coup de poignard pris en silence, sans le montrer, elle cache la blessure d’une main sans savoir qu’il y a trop de sang et que ça ne peut pas se louper. Le soleil lui extirpe une réaction de recul immédiate, elle a tellement passé les derniers jours dans la pénombre que ça lui brûle presque la rétine, et quand il achève d’un « tu ne vas pas réagir. », elle a déjà fait un pas en arrière mais ne dit rien (ne sait pas quoi dire), trop sous le choc de ce qui vient de se passer, de ce qu’il vient de faire. « J'étais là hier soir. Je suis tombé sur toi quand tu sortais du bâtiment et je sais ce qu'on y fait. Ce qu'on y vend. » D’autres coups viennent s’ajouter, elle ne sait plus comment se défendre, comment répondre, interloquée, réduite au silence. C’est peut-être mieux, ça lui donne le temps de réfléchir, à toute vitesse. Elle a envie de le frapper, de le prendre dans ses bras (de s’y réfugier, de le retrouver), ou bien de lui claquer la porte au nez pour retourner dormir en espérant que la vie arrêtera son cœur avant d’avoir à survivre au lendemain. « Gaia s'il te plaît... ne me rejette pas. Même si tu en as tous les droits. Je peux t’aider. » Elle n’a rien dit jusque-là, trop sonnée d’avoir été ainsi attaquée, la tête rentrée au creux de ses épaules, l’attitude d’une proie fragile, vulnérable, mais la fierté qui cogne contre ses tempes et demande vengeance. Elle finit par faire un pas, celui de sa perdition, celui qui l’a trahie, définitivement, les yeux arrimés aux siens, les traits qui expriment toute sa colère, son désespoir, sa déception. Touchée, par celui qu’elle considérait comme un de ses amis les plus proches. Elle parle lentement, d’une voix presque d’outre-tombe, d’un ton provocateur, dur et insensible. « Tu veux m’aider ? Très bien. Aide-moi à en finir, dans ce cas. »

Ses traits se ferment au fur et à mesure, contaminés par une dureté qu’elle croit nécessaire pour se protéger. Ériger un bouclier lui semble même vital pour éviter une nouvelle attaque, un nouveau coup de poignard dont il semble être devenu le maître — sauf qu’elle n’en a plus l’énergie, qu’elle manque cruellement de sommeil, de nourriture (la fausse, l’Autre, la monstrueuse), les yeux cernés et l’estomac qui crie au secours, qui hurle j’ai faim. Elle n’a pas non plus l’énergie de se battre contre lui, exténuée, à la fois vidée et saturée d’effets secondaires. Elle voudrait juste le voir partir ou le voir l’aider, dans les deux cas ce serait fini, leurs retrouvailles bancales ou sa vie. Elle préfèrerait la seconde option, bien sûr. Alors elle attend le prochain coup sans pouvoir s’y préparer, accepte la douleur qui viendra s’ajouter au reste, à la pile accumulée depuis le jour frabieux. Quand il soupire, elle se dit que c’est peut-être sa chance, qu’il se sentira obligé de dire oui, qu’elle sera enfin libérée. Mais il se met à parler de lui, de lui, de lui, et se réveille en Gaia une colère diffuse et imposante. Elle attend la suite avant de s’énerver, ignore les yeux voilés de rouge et les mains qui ont envie de le frapper. Comment peut-il comparer l’incomparable ? Il a voulu l’aider, elle lui a dit comment, et il se met à parler de lui. Et pour un instant, aveuglée par le tsunami-colère de tout ce qui vient de se passer, elle hurle silencieusement qu’elle s’en fiche, de s’il est addict, du fait qu’il a voulu mettre fin à ses jours, de sa haine pour lui-même. Elle lui en veut de ne jamais en avoir parlé, s’en veut de l’avoir regardé se droguer sans connaître le reste, sans savoir pourquoi il le faisait, mais surtout lui en veut de ramener ça, maintenant, de lui voler sa place de victime, de parler de lui quand elle voudrait juste qu’il l’aide à en finir. Elle ne montre rien, bien sûr, presque — ses traits fermés se teintent de colère, de rage même, et il le saura parce qu’il la connaît, parce que même maintenant il est sans doute capable de déchiffrer ses émotions. « Je me haïssais. » Elle finit par le couper, les yeux qui ne le regardent même pas, et quand elle finit par cracher ses mots, c’est encore plus violent que d’avouer à voix haute qu’elle se fiche de tout ce qu’il vient de lui dire et avouer. « Tu n’es pas un monstre. » Elle, si. « N'abandonne pas Gaia. Même si tu ne veux pas de mon aide, accepte celle des autres. — Je t’ai dit comment tu pouvais m’aider. Aide-moi. »
Quand ses yeux remontent vers Yuji, croisent les siens, ils sont voilés de larmes qui n’arrivent pas à couler, d’une vulnérabilité qu’elle se refuse à lui montrer. Elle-même ne sait pas si ce serait des pleurs de tristesse ou bien de colère. « Des membres de ma famille ont été transformés. Trois. » Il détourne le regard mais Gaia n’entend pas, s’en fiche, savait que c’était sûrement la raison de son éloignement — est habituée, ce n’était pas le premier à se détourner, ce ne sera pas le dernier. Elle n’a qu’une chose en tête, qu’elle répète, d’abord en murmurant, puis de plus en plus fort. « Aide-moi à en finir. » Au bout d’un moment elle puise dans le peu d’énergie restante pour se rapprocher, continuer à lui hurler dessus, toujours les mêmes mots. Et elle tape du poing, tape tout ce qu’elle trouve, son torse surtout, ça ne doit même pas faire mal vu la faiblesse de ses membres, en larmes, le front qui finit par se presser près de son cœur, essoufflée.
Une dernière fois, elle murmure, « Aide-moi à en finir. »

Pourquoi est-ce qu’il ne réagit pas ? Elle continue de le frapper et lui ne fait rien, la laisse faire. Il ne réagit pas et Gaia enrage plus encore, voudrait le détester de ne jamais faire ce qu’il faut — de ne jamais avoir été là quand il l’avait fallu ? Depuis sa transformation, la colère lui vient plus facilement que le reste, peut-être parce que c’est plus facile de combler la peur par la haine que par l’amour. Il demande trop d’efforts qu’elle n’a plus l’énergie de donner, en a juste assez pour continuer à le frapper et finir par laisser dévaler les larmes sur ses joues-cascades. Se laisse bercer un moment, vidée, incapable de bouger même si elle voulait se dérober comme un animal énervé, pas suffisamment apprivoisé. « Je ne peux pas Gaia. Tu es mon amie. » Elle a envie de lui dire que c’est trop facile, que ce n’est pas ce que répondrait un véritable ami, que si c’était pour refuser de l’aider après avoir proposé il aurait pu rester chez lui et ne pas venir tout court. Mais elle ne dit rien, parce qu’elle-même est incapable de mettre fin à ses jours, que lorsqu’elle attend le dernier moment pour boire le sang de synthèse, elle finit toujours par porter la poche à ses lèvres. C’est plus fort qu’elle, c’est instinctif. On ne peut pas se forcer à faire de l’apnée jusqu’à tout arrêter, on ne peut pas non plus se passer de sang. « Ce n’est pas vrai. Tu es parti… comme tous les autres. Je suis une personne si horrible que ça ? » Elle murmure entre deux larmes, la tête enfouie contre lui et les mains repliées entre leurs deux corps, qui n’arrivent pas à se détacher (à le lâcher). « Ça ira mieux. Un jour. Je te le promets. » Elle voudrait lui dire qu’il ne devrait pas faire de promesses qu’il ne peut pas tenir, mais quand il la serre un peu plus fort, elle se tait et ferme les yeux, inspire doucement, les larmes qui se calment après avoir tâché son t-shirt. Ça faisait longtemps, trop, et elle se rend compte d’à quel point elle avait besoin de lui, d’à quel point il lui manquait. Profite de chaque seconde pour le retrouver, en apaise même sa colère. Elle ne dit rien, trop fière sans doute, mais chaque respiration crie ne me lâche pas et elle-même ne bouge pas. « C'est... récent ? » Le silence qui suit dure une minute, peut-être deux. Il y a juste Yuji et Gaia enlacés dans une pièce qu’elle voudrait la plus noire possible, les cœurs battants, sa tête baissée qui n’ose pas le regarder, écoute plutôt son cœur battre à travers la peau. Et quand Gaia se met à parler, finalement, on sent la colère palpable dans son ton mais elle n’est plus dirigée contre Yuji. On sent surtout la tristesse et le désespoir, d’une voix dont on dirait que c’est celle d’une enfant. « Neuf jours. Un homme a voulu me voler mon téléphone, et j’ai dit non, mais il avait un couteau. Quelqu’un m’a trouvée en sang, et je ne sais pas ce qu’il a fait, il a essayé de me sauver et puis il s’est arrêté. Je lui ai demandé de me laisser mourir, tu sais, mais il n’a pas voulu, et après c’était trop tard. On m’a proposé de porter plainte, alors je l’ai fait, mais ça ne me rendra pas mon humanité. »

Sa question n’importe pas, en réalité. Gaia le sait, ses idées ont ruiné et brisé des amitiés. Yuji n’était pas le premier, pas le dernier. Mais elle se sent tellement faible, tellement désemparée, qu’elle ne peut que s’accrocher à cette croyance un peu bidon. Voudrait qu’il ne soit jamais parti, qu’ils soient restés amis. Que sa phrase soit vraie. Peut-être que la transformation ne serait jamais arrivée. Est-ce qu’on peut remplir sa vie de si et faire comme si c’était la vérité ? S’échapper de la réalité dans une illusion, juste quelques instants, pour imaginer ce à quoi la vie ressemblerait, si… « Tu n'es pas horrible Gaia. C'est moi qui l'ai été. Pas toi. J'aurais dû rester. J'aurais dû te dire la vérité. » Alors, quoi ? Ce n’est pas un si, cette fois, c’est bien la vérité, mais ça ne change rien. Elle garde le silence, finit par hausser les épaules. « C'est pas grave. » Elle y croit, un peu.
Sauf que les bulles de bonheur finissent toujours par éclater. Et Yuji de prononcer les mots fatidiques, de lancer de l’alcool dans une plaie déjà infectée. « Tu n'as pas perdu ton humanité Gaia. Tu n'es pas un monstre. Tu es peut-être différente mais cela n'efface pas tout. Je sais que tu les hais mais ils ne sont pas tous monstrueux. Ça a été compliqué pour mes proches aussi mais ont réussi à avancer. À rester eux-mêmes. » Les quelques secondes qui suivent restent suspendues. « Bats-toi Gaia. N’abandonne pas. » Ce n’est que lorsque Yuji serre ses doigts contre les siens que Gaia explose, s’écarte d’un coup sec de leur étreinte, le bras tendu contre son torse, la main qui le repousse et les yeux choqués, la bouche ouverte, à chercher ses mots sans y parvenir. « Je suis très contente pour tes proches, je suis vraiment ravie pour eux (le mot est craché, enfoui d’ironie). Mais comment tu peux les défendre après ce que je viens de te raconter ? Celui qui m’a transformé étudiait la médicomagie ! Il avait sûrement une famille, des amis, mais il reste un monstre ! » Les larmes refont surface et Gaia revoit le visage de Berlioz, les mains qui se posent sur ses tempes et elle qui tombe à genoux, la tête levée et les yeux qui l’appellent à l’aide. « Qu’est-ce que je suis censée faire, hein ? Maman me reniera, ou pire. Je ne sais même pas quand est le procès, et j’ai tellement envie d’être à ses côtés pour calmer la douleur, mais ça fait tellement mal d’avoir cette envie. Je le hais Yuji, je le hais, lui encore plus que tous les autres. »