may the bridges I burn light the way (ambrose)

En suspens, gagnée par la nervosité, Gaia hésite et attend, le cœur battant. Quinze minutes déjà qu’elle fixe la porte comme si elle allait s’ouvrir seule, la main suspendue dans les airs, sans oser frapper. Mais il va bien falloir entrer et les affronter, lui et la vérité. Faire face à ses yeux sûrement toujours en colère, ses traits fermés, cadenassés. Quinze minutes qu’elle attend, mais trois mois déjà qu’elle a perdu son meilleur ami, à se dire qu’elle n’allait pas pouvoir le retrouver, qu’une fois le fil brisé l’histoire n’avait plus d’intérêt et que personne ne voudrait plus la raconter. À défaut de toquer elle regarde à nouveau les messages, les heures passées dans l’attente et ce okay sorti de nulle part, si surprenant, qui lui avait réchauffé le cœur, instinctivement. Retrouvailles avec l’espoir, elle s’est dit que c’était peut-être aussi les leur, que tout n’était pas perdu. Qu’ils n’avaient plus de projet, mais toujours une amitié. Ou peut-être que la vérité allait faire exploser ce qui ne l’avait pas déjà été, lancer un incendio ce qu’il restait d’eux. Elle n’avait aucune idée de la réaction qu’il allait avoir et elle était terrorisée. Complètement paniquée par cette condition qui faisait d’elle un prédateur et lui une proie, qui ajoutait à son imperfection — qui faisait de lui pas seulement un être incomplet, mais aussi un être vulnérable, fragile. Comment lui dire qu’elle était devenue dangereuse pour lui, tout en le suppliant de revenir et de ne plus jamais partir ?
Elle finit par franchir le pas et taper doucement sur une porte qui lui semble si étrangère. La regarde s’ouvrir sur des traits qui semblent l’être plus encore et Gaia bafouille, décontenancée par sa simple présence. « Hi-hm, I… hi. » Aucune trace de la colère et de la résignation datées de juin, cette fois elle serait bien incapable de brûler le moindre papier, les mains tremblantes. Hésite à entrer, voudrait presque rester sur le pas de la porte. Mais elle doit lui dire la vérité et ce genre ne se dit pas au grand public, pas comme ça. « Can I come in? » On a dépassé le stade des œufs, Gaia a l’impression de marcher pieds nus sur des charbons ardents, mais serre les dents, parce qu’il va bien falloir les affronter, lui et la vérité.

La fenêtre ouverte pour laisser l’air automnal – chargé de pluie et de promesse d’orages – entrer dans sa chambre et infuser son sang, Ambrose faisait vibrer les cordes de sa guitare entre ses doigts.
Assis sur son lit, il avait positionné son téléphone juste à côté de lui, la fonction vidéo allumée ; juste de quoi capturer le mouvement de ses doigts sur la guitare alors qu’il fredonnait, qu’il tentait de trouver le chemin vers la mélodie qu’il cherchait depuis longtemps déjà. Roulée en boule sur son oreiller, son moonrabbit Oreo semblait particulièrement intéressé par la situation ; elle l’observait avec attention, le regard braqué vers lui, ses oreilles s'agitant délicatement en fonction des notes qu'il produisait. Les mots semblaient tenter de se matérialiser sans véritablement pouvoir le faire, à la façon de monstres tentant de percer la surface gelée d’un lac, alors il se contentait de fredonner sans véritablement lier des phrases à la mélodie.

((tout irait bien))

Alors que le premier mot semblait enfin s’être décidé à apparaître, il entendit le léger bruit qu’une main hésitante produisait en frappant à la porte. Le mot disparut avant qu'il ne puisse le prononcer.

Lentement, délibérément, comme s’il avait besoin d’être certain de chaque geste qu’il effectuait, Ambrose déposa la guitare sur son lit et se leva. Il savait que Gaia se trouverait de l’autre côté – il le savait dès qu’il avait entendu son poing heurter le bois de la porte. Et pourtant, sa présence fut un choc pour lui ; violente comme un coup de poing heurtant son coeur et enfonçant ses côtes à l’intérieur de sa poitrine. « Hi » babultia-t-elle. Entendre le son de sa voix était encore pire que voir son visage, qu'observer la façon dont la lumière du couloir illuminait étrangement ses traits.« Can I come in? » Les mots restèrent bloqués entre ses poumons ((encore)) alors il se contenta d’ouvrir grand la porte et de se retirer de son passage, la laissant entrer dans sa chambre.

Il s’assit sur la chaise de son bureau, poussant légèrement le piano numérique qui s'y trouvait afin de se libérer de l'espace où apposer son coude, et lui offrit d’un geste de la main la possibilité de prendre son lit. Finalement, le silence se transforma en tension et devint un petit peu trop difficile à maintenir. « So, » il fit, très lentement, précautionneusement – comme s’il s’adressait à un animal sauvage, ou comme s’il était cet animal sauvage. « What’s up? »

Si elle s’était écoutée, elle n’aurait jamais toqué à la porte et serait repartie bredouille. Il lui en aurait encore plus voulu, sans doute, aurait ajouté lapin à la liste de ce qu’elle avait fait pour l’exaspérer ; elle l’aurait mérité, bien sûr. Comme c’était le cas pour tout le reste ? Est-ce que ça l’était, déjà ? (Elle sait que non. Ou bien le pense, seulement ?) Assaillie par les souvenirs brûlants de leur dernière dispute, Gaia se retrouve les plaies ouvertes, hésitante, à naviguer sur les charbons ardents de leur amitié — de ce qu’il en reste. Ambrose lui a bien fait comprendre qu’elle était presque en poussière, détruite, précisément parce qu’elle avait voulu en détruire le symbole. Pendant ces trois mois, elle s’était demandée s’ils n’avaient jamais été que ça, deux partenaires de projet, deux camarades cherchant à résoudre un problème scientifique. Si ça avait été autre chose qu’une amitié mathématique, une relation ingénieur-patient, sorcière-cracmol. Elle l’espérait. Lui pas, au vu de son silence, de la profondeur des blessures, de la trahison, de la colère, de la déception qu’il ressentait à son égard. Il n’avait pas l’air de vouloir se battre pour eux, peut-être parce que de son point de vue il n’y avait plus rien à sauver.

Alors forcément, Gaia prête attention à chaque geste, chaque mot, pour ne pas briser plus encore la glace sur laquelle elle patine, pour ne pas se voir engloutir par l’eau redevenue liquide. Il a les traits fermés, c’est une évidence (elle s’y attendait), mais malgré tout, il reste fidèle à lui-même et un instant, la pensée de son absence, du silence, pour seulement trois mois, fait craqueler son cœur et la patinoire menace de s’effondrer. Il ne dit rien et elle ne lui en veut pas, se contente de le suivre docilement dans cet endroit qu’elle a appris à connaître, son jardin secret, sa bulle d’apaisement et d’inspiration. La guitare est posée sur le lit, comme d’habitude, le piano sur le bureau, comme d’habitude, le moonrabbit la regarde et vient se frotter à sa jambe pour la saluer, comme d’habitude. Heurtée par l’habitude, Gaia reste bloquée un court instant, parce qu’elle a l’impression d’avoir fait un pas dans le passé, tout en restant bloquée dans un présent antipathique fait de rancœurs et de regrets. Les siens, surtout. Elle voudrait revenir en juin, elle y a réfléchi pendant trois mois. Pas pour arrêter son geste, elle pense toujours la même chose, mais pour lui dire la vérité. Ce serait fait, au moins, elle n’aurait pas à se torturer l’esprit pour savoir comment lui dire, dans cette chambre qui ne lui a jamais parue autant inamicale. Elle s’installe sur le lit, la main qui glisse sans trop oser sur la guitare, l’effleure de ses doigts, se remémore une vie où elle n’avait pas à avoir aussi peur de son meilleur ami. « So, » Il brise le silence à sa place, pour la première fois, et Gaia relève les yeux pour le regarder, le cœur qui bat la chamade. « What’s up? » Il n’est plus question de lui dire ou non, désormais. Il faut lui dire, se jeter dans le vide. S’élancer sur la glace en espérant qu’elle ne va pas craquer. Elle lâche la guitare, se torture les mains, comme elle le fait quand elle ne sait pas comment dire les choses, quand elle est nerveuse — il le sait, il la connaît, peut-être mieux qu’elle-même, d’ailleurs.

Par où commencer, alors ? I… I had my first date. Non, très mauvaise idée. Il va se demander l’intérêt de le voir pour lui dire ça, c’est ridicule. I’m a monster that can kill you, surprise. Encore pire. I almost died but I’m not dead, happy? Avec encore plus de sarcasme, si possible.
Finalement, après une éternité de silence et une grande inspiration, elle se lance, d’un ton rapide, en lâchant parfois quelques rires nerveux, ne laisse presque pas le temps à ses poumons de respirer (se dit que le plus vite la vérité sortira, le plus vite elle en sera débarrassée). « Last May, someone tried to take my phone, and, well, you know how I always say I am the bravest but never act on it, well, I, hum, this time I did, I said no, but they had a knife, which I didn’t anticipated, ah-ah, and they stabbed me with it, and then left, so I was, hum, well I was dying on the ground really, but then someone came, and I really thought I was going to live, but, hum, turns out he was a rokurokubi, and… » Elle s’arrête, la respiration saccadée, ne remarque même pas les larmes qui ont commencé à dévaler ses joues. Reprend, plus doucement, les yeux qui fixent le sol de la chambre. « And I asked him to let me die, I begged him, I begged him so hard, but he didn’t listen, he.. he didn’t listen. » Lentement, ses yeux se relèvent pour le regarder, bercés de larmes à ne plus savoir quoi en faire. Cette fois, elle murmure à peine. « He changed me. »

Les mots de Gaia prirent tout l’espace, remplissant le silence qu’il lui avait offert pour qu’elle puisse s’exprimer. Ils mirent longtemps à prendre un sens, à s’habiller d’images et de conséquences ; lorsqu’ils le firent enfin, Ambrose fut surpris de ne pas parvenir à ne pas être en colère.

Il lui en voulait tant, découvrit-il. Non – il lui en voulait encore plus. Car tout prenait une nouvelle dimension, tout s’expliquait d’une nouvelle façon qu’il détestait tant. Il lui en voulait de tenter de le priver d’une raison tout à fait correcte d’être en colère, de lui présenter des circonstances atténuantes et des excuses raisonnables pour son comportement. Il lui en voulait de le faire se sentir mal d’avoir été – et de toujours être – en colère contre elle. Il lui en voulait de ne pas lui avoir dit tout cela lorsqu'elle en avait la chance, de lui donner l'opportunité de lui assurer que sa transformation ne changerait rien entre eux.

Mais, pire que tout cela – il lui en voulait d’avoir préféré mourir plutôt que d’être sauvée. D’avoir décidé que, puisque quelqu’un lui avait volé toutes perspectives de ce qu'elle considérait être un futur normal, elle allait détruire celles d’Ambrose sans même lui demander son avis.

« That doesn’t explain why you tried to rob me of all hopes. » Les mots s’étaient échappés sans qu’il n’ait le temps de les ciseler dans son esprit, de les rendre moins heurtants. Une fois que le barrage s’était brisé, il ne parvenait plus à s’arrêter. « Don’t get me wrong – I’m sorry that happened to you. It doesn’t change how I see you. What changed how I see you is how fucking selfish you acted towards me. » Les mots s’entrechoquaient les uns aux autres sans qu’il ne puisse les contrôler tout à fait, trop animés par le sentiment d’injustice qui continuait de coloniser chaque fibre de son cœur, d’éclore dans ses alvéoles et de le priver de l’oxygène dont il avait tant besoin pour garder le contrôle de ses émotions, de cette rancœur qui pourrissait dans chaque cellule de son corps.

Il avait dissimulé soigneusement les recherches de Gaia avant qu’elle n’arrive, les changeant de place pour que jamais elle ne puisse les trouver, se répétant qu’il ne s’agissait que d’une précaution et non pas d’une réelle nécessité. Il n’en était plus tout à fait certain, désormais.

Au début, elle est soulagée. Les mots sont sortis, tous, ils ressemblent à quelque chose, ça y est, la vérité est sortie, elle peut respirer, même si elle continue de pleurer, même si le flot ne semble jamais pouvoir s’arrêter. Elle se dit que si le pont est brûlé, maintenant ils vont pouvoir essayer de le réparer, de le reconstruire, qu’après tout c’est eux et qu’il y a toujours de l’espoir. Elle est soulagée parce que ça y est, il sait, il peut comprendre, il peut imaginer l’enfer qu’elle a dû vivre depuis que c’est arrivé, les doutes, la peur, l’envie de tout arrêter - même si ça, elle n’en a pas parlé. Elle s’est dit qu’elle n’en aurait pas besoin, parce qu’il comprendrait, parce qu’Ambrose est son meilleur ami et qu’il la connaît mieux que les autres, mieux que personne, peut-être. S’il y a bien quelqu’un qui peut comprendre, c’est lui, et cette pensée lui suffit pour un moment, la rassure en attendant qu’il se décide à réagir.
Le silence est long et amenuise le soulagement, petit à petit. C’est comme un air frais qui s’immisce lentement entre les os, insidieusement, qui se glisse pour parvenir jusqu’au cœur, jusqu’au cerveau, dans le but de paralyser tout le corps mais sans le dire vraiment, qui garde un certain effet de surprise, une sensation lente et désagréable. Sauf que ce qu’on ne dit pas, c’est que le calendrier affiche décembre et que le vent frais devient même insupportable, glacial, qu’à force de le laisser se balader on risque de mourir de froid.
Mais quand finalement Ambrose se décide à parler, ce n’est pas le grand retour du soulagement ; au contraire. “That doesn’t explain why you tried to rob me of all hopes.” Gaia s’arrête de pleurer, renifle de surprise, les yeux perdus dans les siens et les sourcils qui se froncent. Elle n’est pas sûre d’avoir bien entendu, ou plutôt, non, elle voudrait n’en être pas sûre, parce que chacun des mots d’Ambrose est un coup de poignard, ou bien le vent glacé qui se met à mordre les os sur son passage. “Don’t get me wrong – I’m sorry that happened to you. It doesn’t change how I see you. What changed how I see you is how fucking selfish you acted towards me.” Et elle ne sait pas comment réagir, parce qu’elle s’attendait à tout, sauf à ça. Parce qu’elle a l’impression qu’Ambrose a pris un bidon d’essence et a arrosé les restes du pont, au lieu de lui tendre la main pour qu’ils puissent le reconstruire ensemble. Elle regarde les cendres, le cœur brisé, mais surtout les poings serrés, la colère qui monte. Se lève du lit, parce qu’elle ne veut plus rester assise, a besoin de prendre un peu d’assurance, a besoin d’être debout pour affronter ce qui est en train de se passer, l’imbroglio de sentiments en suspens au-dessus de leurs têtes. Elle en vient même à rire en cherchant ses mots, parce qu’elle se repasse mentalement ce qu’il vient de dire. Rit de surprise et de nervosité, de tristesse et de déception.
Elle n’a jamais été douée pour se défendre, finit souvent les joues pourpres et la bouche qui bégaie, et elle voudrait que cette fois, ce soit différent. Elle voudrait pouvoir cracher son cœur sur le sol de sa chambre et lui hurler à la figure tout ce qu’elle pense, ressent, consciemment et inconsciemment, sans hésiter le moins du monde. Elle voudrait dire à quel point sa réaction lui fait mal, à quel point elle a l’impression de faire face à un étranger, certainement pas à son meilleur ami ; encore moins à celui qui fait battre son cœur un peu plus vite que les autres, même si elle n’en a pas conscience. Ce n’est sans doute pas ce qui va se passer, et sans doute va-t-elle hésiter, bégayer, se tromper, être maladroite, mais dans tous les cas, elle se lance, et chaque mot qui sort de sa gorge est atrocement douloureux à prononcer. “What am I to you, Ambrose?” Surtout ceux-là. Parce qu’elle ne saurait même pas y répondre elle-même, et parce que sa réponse la terrifie. Parce que cette fois, ce n’est pas elle qui se tient, baguette à la main, prête à lancer un incendio sur leur projet ; cette fois, c’est lui, rancœur à la main, prêt à lancer un incendio sur leur amitié, ou ce qu’il en reste. “You’ve got a lot of nerve saying I’m selfish. Not because I’m not, I’ll gladly agree that I am being selfish, considering I was changed into the one thing I have hated all my life, the one thing that killed my father. Considering I would rather die than be like this, a monster, and that I often looked at knives and wanted to cut myself open to stop everything.” Le volcan est en éruption, la boîte est ouverte. Gaia ne s’arrête plus, la voix remplie de toute la colère qu’il lui offre depuis leur dernière dispute. “But you don’t care about all that, and I don’t think you even mean your sorry.” Elle retient les larmes, les dents serrées, se force à continuer, à ne pas détourner les yeux. “Because you’re as selfish as I am, Ambrose. All that matters to you is your project. And I think how you see me actually didn’t change. I was just nothing more than a tool to help you get what you wanted all along.” Un peu essoufflée, elle s’arrête enfin, les joues pourpres de colère. “Coming here was a mistake,” fait-elle finalement, la voix plus vacillante, révèle la douleur et la tristesse derrière la colère. Gaia quitte son regard mais a l’impression que ce n’est pas que ça ; brisée, elle se tourne et s’avance vers la porte, incapable de rester plus longtemps auprès de quelqu’un pour qui elle n’est rien.