safety pin ((gaia))

Les jours se ressemblent, parce qu’ils sont tous trop vivants. Onze jours déjà que Gaia en veut au monde entier de l’être, vivant, à détester et repousser chaque objet au cœur battant — surtout elle-même, évidemment, mais aussi le soleil ou les écrans. Plus d’une semaine que son téléphone est éteint, allumé seulement pour rassurer maman, lui dire que les symptômes s’arrangent petit à petit mais qu’elle a encore besoin de se reposer, qu’elle fait bien ses devoirs et que ses professeurs sont au courant. L’essentiel est d’être crédible, de passer le temps à créer un masque puis à le porter pour maintenir des apparences qui lui semblent vitales. C’est la seule chose qui la fait tenir ; que les gens ne soient pas au courant. Il lui faudrait mentir, sans cesse, assurer sans l’être elle-même, mais Gaia est fatiguée, fatiguée de devoir inventer, fabuler, préfère cacher la vérité. Ça ne lui a pas très bien réussi, écartelée la veille par un Yuji plus malin, le bouclier-mensonge percé et l’assurance qui s’effondre comme un château de cartes. Elle persiste, pourtant. Le téléphone reste éteint, les messages silencieux, sans réponse, comme si elle pouvait tout mettre en pause et le reprendre plus tard, sans avoir atteint la borne de sauvegarde.
Personne ne lui a dit que ça ne se passait pas comme ça, la vie, mais même si on le lui avait dit, elle aurait sans doute haussé les épaules et continué à vivre dans le silence ou bien le déni, fatiguée au point de dormir plus que de raison, parfois secouée par la douleur d’une transformation qui s’éternise, les poches de sang qui commencent à s’accumuler au bord du lit mais Gaia qui ne boit que le strict nécessaire, goutte par goutte, l’esprit qui affronte vents et marées et le corps qui ne fonctionne plus qu’à moitié. Alors l’ourson est famélique, baigné de cernes, les membres tremblants, à regarder le sablier s’écouler, le retourner, recommencer. Quotidien robotique d’une vie qui n’y ressemble plus vraiment, de toutes façons.
« Gaia ? » Elle reconnaît la voix et le cœur s’élance déjà, redoute la confrontation, les retrouvailles, les mensonges ou la vérité. Redoute tout, Gaia se fait minuscule dans son lit, les yeux grand ouverts, espère qu’il considérera qu’elle n’est pas là et reviendra une autre fois. Qu’est-ce qu’il fait là, déjà ? Ça ne lui ressemble pas, en tous cas c’est ce qu’elle croit, parce qu’au fond elle sait qu’il doit sûrement être inquiet sans le montrer, porter son masque détaché mais se demander ce qui s’est passé. Sauf que cette fois Gaia ne veut pas répondre aux questions, se remet à peine de sa confrontation avec Yuji. Ferme les yeux et, le cœur battant, attend de l’entendre tourner les talons. Mais évidemment, personne ne lui a dit que ça ne se passait pas comme ça, la vie.

Il n’a pas tourné les talons, bien sûr. Mais elle ne le sait pas, parce que pendant un moment le silence reprend sa place et Gaia se persuade que Tianyi est parti, convaincu que l’appartement ne pouvait qu’être vide, Gaia partie voir sa mère, des amis — d’autres gens que lui. Évidemment que ça ne lui a pas suffi, que s’il fallait voir quelqu’un, c’était lui. Évidemment qu’il est resté, sauf que Gaia ne le sait pas encore, finit par lâcher un soupir de soulagement, se rend compte qu’elle avait arrêté de respirer, le cœur en suspens, soudainement paniquée à l’idée de lui faire face. Pour lui dire quoi, au juste ? Elle serait tout juste capable de lui montrer sa descente aux Enfers, sans lui offrir la moindre possibilité de la ramener à la surface (est-ce qu’il se serait retourné?). Ne saurait pas comment affronter son regard, traduire ses pensées, comme si elle avait soudainement peur de croiser les yeux d’un autre, d’un qu’elle ne connaît pas et qui ne verra en elle qu’une inconnue à moitié vivante. Ce ne serait pas Tianyi parce qu’elle n’est plus tout à fait Gaia. Elle préfère abdiquer, tout éviter, devenir un fantôme, au moins jusqu’à ce que son corps soit plus apaisé, complètement enfoncé dans une transformation-malédiction.
Sauf qu’il n’a pas tourné les talons, bien sûr, et très vite Gaia l’entend secouer la poignée, frapper contre la porte. Elle pense, non, non, elle pense qu’elle devrait cacher les pochettes de sang pour le cas où il parviendrait à ouvrir la porte, mais elle se rétracte, parce qu’il n’y a aucune raison qu’il y parvienne. Peut-être que si elle ferme les yeux suffisamment fort, à son réveil il aura abandonné et elle retrouvera l’inconfort du silence auquel elle s’est condamnée depuis plus d’une semaine. Il y a un silence, à nouveau. Gaia rouvre les yeux, en attente d’un bruit, d’un poing pressé contre la porte, d’une poignée secouée, la tête qui se tourne, ne sait pas à quoi s’attendre. Elle chuchote, « no, no », comme si ça pouvait changer quelque chose, ne parvient qu’à penser au pire, à ce Tianyi borné de l’autre côté de la porte. Elle s’était frayé un chemin dans son cœur et maintenant elle allait le briser comme Gansey et Berlioz avaient brisé le sien — pas la vie, pas le hasard, rien que Gansey et Berlioz.
Alors il n’y a rien d’étonnant à ce que la porte vole en éclats, ne laisse le temps à Gaia que d’expirer un hoquet de peur et de surprise, les mains qui remontent instinctivement les draps jusqu’au cou, comme si elle pouvait se protéger de l’intrusion soudaine. « Gai- » Cette fois aucun mur ne sépare sa voix d’elle. Forcée à la réalité d’un Tianyi imposé qui répète son prénom, complètement choqué. « Gaia, » Gaia regarde Tianyi avec horreur, tristesse, amour. Mais honte, surtout, les larmes qui montent et le poing qui se serre pour les empêcher de couler. Elle préfère se mettre en colère, répéter « No, no, no », envoie valser le manque d’énergie pour pousser les draps et s’extirper hors du lit, ranger frénétiquement les poches de sang visibles en les jetant sous le lit, dans la poubelle. Ignore sa respiration en plein marathon, son corps décidément encore en rémission, pas prêt à un tel effort. Elle ne le regarde plus, se contente de secouer la tête, de marmonner des non par dizaines. Finit par se retrouver devant lui dans le passage, obligée de le regarder à nouveau, de se plonger, à la fois dans ses yeux et dans la colère, même artificielle, pour éviter de s’effondrer, de faiblesse ou bien de pleurs, sans doute un peu des deux, les prunelles déjà trop humides, le corps tremblant. « You cannot BREAK DOWN someone's door just because they’re not answering!!! » Mais au milieu de la colère, en plein tsunami, Gaia saisit l’ancre même pas donnée et s’enfouit dans ses bras sans demander ni pardon ni permission. On n’a pas le temps, quand il faut attraper une bouée de sauvetage au risque de continuer à se noyer, même plus d’une semaine après.

Gaia a des airs d’Alice en pleine chute, tombée dans le trou du lapin sans n’y pouvoir rien, difficile de croire qu’au bout se trouve le pays des merveilles. Elle dévale des mètres par milliers sans pouvoir éviter ni piano ni meubles, le cœur qui a sauté d’un immeuble de quarante étages en feu pour espérer se sauver. Personne ne lui a dit qu’elle ferait une crise cardiaque avant d’arriver, elle le savait déjà — le voulait, même. Tout était mieux que cette chute sans fin, giflée par la réalité à chaque jour passé dans la douleur d’une transformation qui ne se finissait jamais, dans le mensonge obligé à des proches qui ne la verraient jamais plus autrement que comme un monstre, dans la tristesse d’une vie qui avait perdu toute saveur.
Alors dans cette chambre dévastée, par les poches de sang, la malédiction et par Tianyi, il ne lui reste que sa colère, mais même ses sourcils froncés et sa voix ténue ne suffisent pas à masquer le profond désespoir, à feindre l’illusion d’une Gaia qui peut tenir debout seule et gravir les obstacles. Elle n’est pas crédible. Elle ne l’a jamais été, d’une certaine manière, n’arrivait pas à être prise au sérieux quand son poing se serrait et qu’elle se mettait à avancer ses arguments. Elle faisait rire, parce qu’elle était ridicule. Elle l’est plus encore, maintenant. Un poupon dans un corps de grand, une enfant dans un corps inanimé.
Alors elle continue à tomber. Alice ne ressemble plus à rien, se confond avec Gaia, prend des coups qui ne vont rien arranger. Mais, dans la chute, un sauveur, dont les bras entourent son corps frêle et tremblant de poupée un peu brisée. Gaia s’arrête de tomber, d’un coup. Seules ses larmes dévalent les joues-terrier mais parviennent à écarter les meubles. Elle pleure en silence, la tête dans son cou, profite de l’étreinte comme une renaissance non désirée mais toutefois appréciée.
C’est surprenant, de la part de l’un comme de l’autre, c’est avouer des sentiments toujours niés, mais pour un moment elle se surprend à respirer à nouveau normalement. Le cœur est soudain moins lourd, de même que le poids de sa transformation. Apaisée, Gaia ne le lâche pas, desserre simplement sa prise, incapable de continuer à serrer aussi fort, les membres faiblis. « It’s not anybody’s door, Gaia. It’s not anyone who’s not answering me. It’s you, » C’est plus surprenant encore venant de lui mais elle ne fait pas de remarque, n’appuie pas sur ce qu’il vient d’avouer, sur la faiblesse affichée. Tous deux savent qu’il y a des je t’aime dissimulés, mais il n’y a pas besoin de les dire. Pas maintenant, en tous cas. « Do you want to tell me what happened? » Elle n’en a pas envie, mais après un grand silence, sans quitter la chaleur de sa peau, elle murmure, d’une voix complètement cassée, « I’m a monster. » La voix se brise, reprend difficilement. « I’m exactly what killed dad and I have no idea what to do. I want to die… » Finalement, peut-être qu’Alice n’est pas tombée, peut-être qu’elle a sauté volontairement.

Au début, il ne réagit pas, et elle se dit qu’il est d’accord avec elle (sans y croire). Elle se dit qu’il est peut-être choqué de ce qu’il vient d’apprendre mais qu’il le pense aussi, qu’il analyse l’information mais qu’il ne va pas la contredire (sans y croire). Elle lui laisse un moment pour comprendre, d’ailleurs, n’a peut-être pas donné suffisamment d’informations. Devrait expliquer ce qui s’est passé, sans en avoir la force, pourtant. Il n’y a que le silence et leur étreinte, le temps que Tianyi démêle ce que ses yeux peinent sûrement à croire, saisisse l’essentiel. Au début, elle se dit qu’il va exploser, qu’il va demander le nom de celui qui l’a transformée, le retrouver, lui faire du mal. Elle se dit qu’il va frapper quelque chose ou qu’il va rester interdit, aussi désemparé qu’elle. Mais Tianyi reste immobile, prostré. Ne la lâche pas et n’explose pas, et elle le remercie en silence, s’enfouit plus encore. Prie pour qu’il ne la lâche jamais. « You’re not a monster, » Elle relève la tête pour le regarder, les yeux pourpres et gonflés, les joues baignées de larmes. Elle écoute chaque mot et pour lui, elle essaie d’y croire. Pour lui, elle écoute et elle entend. A du mal, mais ne le contredit pas. « Besides, even if you did become a monster, I’d still love you. » Petit sourire naissant au bord des lèvres, elle en laisse presque échapper un rire, surprise de cet aveu qui ne lui ressemble pas. Elle chuchote d’un air amusé, malgré les larmes et la voix brisée, « Who are you and what have you done to Tianyi? », mais quand elle enfouit à nouveau sa tête dans son cou, elle ajoute d’un murmure à son oreille, « I love you too. I always will. » Et ça, elle y croit, complètement. « After all, that’d make the two of us monsters. Isn’t it beautiful, two monsters loving each other? » Ses sourcils se froncent et elle recule sa tête à nouveau pour croiser son regard, renifle doucement. « You’re not a monster. » Le ton est affirmé, n’invite pas à la contradiction, et Gaia repose sa tête aussitôt, comme pour clôturer le sujet. Il n’y avait qu'un seul monstre dans la pièce.
Mais petit à petit, comme on s’endort, l’ambiance mortifère et douloureuse d’une pièce ravagée par les événements des derniers jours, d’une vie désormais sans intérêt, laisse place à l’apaisement. À l’amour. Pour la première fois depuis sa transformation, Gaia n’abhorre pas le silence ou l’obscurité de la pièce, ignore les poches de sang, voire ne semble même plus les voir. C’est comme si plus rien ne comptait, sauf eux, enlacés, en train de partager la même bouée de sauvetage et prier pour ne plus jamais toucher terre, pour rester dans cette bulle parfaite. Ils n’avaient besoin de personne, parce qu’ils s’étaient trouvés, eux. S’étaient apprivoisés malgré leurs différences, malgré leurs caractères. Alors, pour quelques instants, Gaia oublie la transformation, les poches de sang, la peur, la colère, la tristesse.
Écoute leurs deux cœurs battre en rythme et y voit là une raison de vivre.