Blood link —

La rengaine est douloureuse, à tel point que Gaia marche à reculons, les sourcils froncés et le reste en suspens, le corps qui donnerait tout pour ne pas avoir à y aller et l’esprit qui est à l’autre bout du monde, dans le déni, comme à chaque fois. Sauf que les alternatives sont pires, lui donnent la nausée — son visage suffit à le faire, rappel amer de sa plus grande erreur, de ce moment où le monstre a pris le pas. Enfin, non, si on l’écoutait elle dirait que le monstre est toujours là, que c’est plutôt Gaia qui se tapit dans l’ombre, forcée à se rendre dans ces foutus centres pour ne pas perdre le contrôle et mordre tous ceux qui passent. Mais la rengaine est douloureuse, lui rappelle sa condition et dans la file d’attente Gaia devient Sisyphe, voudrait en finir au plus vite, partir avec ses poches de sang et ne parler à personne, ne croiser personne. Se faire petite souris pour ne pas être remarquée, repartir comme elle était venue et ne pas revenir avant le mois prochain. Yuji l’avait déjà vue, c’était suffisant, non ?
Il avait fallu qu’elle le rencontre, lui, le grand méchant loup à l’aura funeste et au regard perçant, affublé de cette cape qui lui donnait des airs de mage noir. On aurait presque envie de le laisser passer, on acquiescerait en le voyant doubler parce que ça semblerait normal, de ne pas risquer le seul courroux de ses yeux. Et il avait fallu qu’il la rencontre, elle, l’agneau d’un conte pour enfants, le petit chaperon rouge déjà transformé en loup, sans (grand) mère pour la protéger. « You’re new here, right? » Au début, elle voudrait l’ignorer, faire comme si elle n’avait pas entendu, comme si elle pensait qu’il était en train de parler à une autre. Mais il insiste, bien sûr. « I can tell just by the way you hold yourself, you look like a little kitten afraid of being eaten by dogs. » Et Gaia est obligée de lever les yeux pour croiser les siens, voudrait y glisser tout son mépris — pourtant, pour une seconde, sur le point de lever les yeux au ciel et de répliquer, la bouche entrouverte, elle reste en suspens. Incapable de savoir ce qui se passe, le cadenas de l’esprit ouvert à nouveau, elle finit par reprendre ses esprits, ça a été tellement rapide qu’elle ne le remarque pas. « Who are you, Miss? » Elle hausse les épaules, le regard qui le quitte pour trouver le début de la file (il est trop loin), estimer le nombre de minutes à devoir supporter son arrogance (il y en a trop). « Didn’t you hear? I’m a little kitten afraid of being eaten by dogs. Bouh, ouh. » Le ton est presque méprisant, les mains qui se lèvent pour mal imiter la peur. « And you’re Dracula, I presume. Father of all rokurokubis, right? Must I call you Master? » Leur différence d’âge aurait peut-être dû imposer le respect, mais Gaia a faim et voudrait surtout être à l’autre bout de la ville, le regard qui se désintéresse de lui, tente de lui faire comprendre qu’elle a autre chose à faire que de lui parler.

À ce moment-là, elle voudrait être partout sauf ici, à se faire rabaisser par un rokurokubi arrogant qui pense être le roi seulement parce qu’il a sûrement été transformé quand sa mère était encore adolescente. Épiée, détaillée de haut en bas, elle ne se démonte pas, feint l’ignorance du regard scrutateur, les bras croisés et l’attitude de préfète peinte sur ses traits. « It's so obvious that you don't know your stuff. If you had looked into the rokurokubi world, you would know that it was a woman who created the first vampire. Don't you know Lilith? But it is already a great effort to know the existence of this famous Dracula. » Elle se retient de lever les yeux au ciel, un petit sourire satisfait sur les lèvres. « Technically, Lilith is the mother of demons, not of vampires. She’s more a succubus than a vampire. But even if she was… I don’t think she would look like that. » À elle de le regarder de bas en haut, un sourcil relevé pour lui faire comprendre qu’elle a gagné — ou en tous cas qu’elle ne se laissera pas faire. « It's all very well trying to be discreet, you know? But you really should take a class. Is this your first time here? Or have you forgotten what it felt like to come in for what we call "synthetic blood"? » Il s’approche et Gaia respire, ne se laisse pas impressionner, le cœur qui pourtant accélère un peu instinctivement, il faut dire qu’il n’a rien de l’agneau inoffensif. « Are you so lonely that you act as a good samaritan helping kittens? And if you’re sooo old and soo experimented, why do you bother with synthetic blood? It’s disgusting. »

La discussion est presque devenue un champ de bataille, ou un ring taille enfants, parce que Gaia est butée et refusera de perdre, de lui laisser le dernier mot. Heureusement pour elle, la bataille se déroulait sur le terrain des connaissances, donnant libre accès à la préfète studieuse qui avait raté un nombre incalculable de soirées parce qu’elle préférait réviser ou engranger des connaissances dont le nombre n’était jamais suffisant pour elle — et surtout pour maman. “And it would surprise me if she wanted to look like a helpless little girl. So stop looking at me like that now, it doesn't suit you to be arrogant.”  Touché, qu’elle pourrait dire, mais qu’il est amplement suffisant de penser, parce qu’il sait qu’elle a marqué un point. Toujours les bras croisés, elle n’en démord pas, refuse de lui laisser ce petit rien de victoire. “Moreover, I would be surprised if you could say that we are not demons.”  Elle n’en montre rien, mais il touche là une corde particulièrement sensible, d’une Gaia qui refuse toujours de croire à sa propre transformation, voudrait encore parfois mourir plutôt que de devoir boire du sang. Mais elle garde le silence, préfère ne pas engager plus de discussion, en se disant que plus vite il finira de parler, plus vite il la laissera en paix. “Don't you know that it is not allowed to drink someone's blood? Except when that person gives us permission to do so. And that we have to feed ourselves with this synthetic blood if we don't want the government to punish us?”  Elle lève les yeux au ciel pour seule réponse, d’un air de je ne rentrerai pas dans ton jeu, parce qu’ils savent tous les deux pertinemment qu’elle est bien au courant de ce qu’il ne faut pas faire, mais qu’elle a quand même raison. “But if you're looking for real blood, there's a place where they use it so don't hesitate to go there, kitten.  — No thank you.”  Elle voudrait s’en aller, mais il la retient, la main forcée sur son menton, et Gaia le regarde dans les yeux, persuadée que ce duel de regards lui montrera à quel point elle n’a pas peur de lui. “In the meantime, I would ask you to respect your elders and not call them old. Is that clear?” Pourtant la sensation est étrange, le toucher révélant une autre connexion, bien plus profonde, qu’elle ne remarque pas du fait de sa jeunesse, mais que lui a forcément dû sentir. Se révèle d’un coup leur proximité, de ce même rokurokubi qui a changé leurs vies, les a transformés tous les deux. Profitant de la surprise qu'il affiche, elle se défait de son emprise et s’en va sans répondre, avançant dans la file jusqu’à pouvoir récupérer les poches de sang, ignorant complètement son existence, sans savoir que Lloyd peut désormais se frayer un chemin jusqu’à son esprit.