J’ai besoin d’elle pour voler – Pandore

Say something.
Une plainte. Un (dés)espoir.
Le cœur qui se brise un peu plus à chaque instant — quand ce n’est pas le miroir. Pandore se fait face. Il pourrait presque avoir ses traits, c’est la seule chose qui les différencie. Tous les deux sont brisés, abîmés, pas vraiment réparés ; par les années pour l’un, par les mensonges pour l’autre, le teint craquelé par le traumatisme de quatre mois passés aux Enfers ou bien d’années qu’on espérait plus se terminer. Elle le comprend, maintenant plus que jamais (désormais), parce que pour la première fois les images de ses récits, de ses douleurs passées ne sont pas abstraites. Elle voit tout, à tel point que le réalisme lui donne la nausée, la renvoie en salle d’examen (près du corps) ; elle a vécu ce que lui racontait fébrilement.
Elle le comprend, et ça fait mal, ça l’empêche de dormir ; son teint cache des cernes et des jours de sommeil en moins, quand, submergée par le tsunami de souvenirs, elle préférait prendre une aspirine et attendre que ça passe.
Mais ironie du sort, lui n’en a pas le droit.
Comment est-ce qu’on se ment à soi-même ?

« What the fuck, Pandore ? Maybe I ran. » Encore choquée, elle balbutie des mots qu’elle-même ne saisit pas, des sons abstraits pour remplacer ses pensées emmêlées, surprise de le voir, partagée entre l’angoisse et la joie d’à nouveau croiser son regard. Elle voudrait demander, d’où tu viens, tu es malade, depuis quand tu cours, mais rien ne vient et sa bouche reste ouverte sans produire le moindre son, peut-être parce qu’elle sait que rien ne sera suffisant. « Why you didn’t want to see me ? » Elle secoue instinctivement la tête, non, ce n’est pas ça, pense qu’évidemment qu’elle voulait le voir, pense que c’est même la première personne qu’elle voulait voir ; mais c’est justement pour ça qu’elle ne pouvait pas. Sauf qu’elle ne peut pas le lui dire et qu’elle a conscience que ses raisons ricocheront contre son crâne avant de s’écraser au sol, jetées par son indifférence. Il s’en fout, de savoir qu’elle ne peut pas le voir avant les autres parce qu’à l’idée de lui mentir son cœur lui écrase la poitrine, que le perdre lui avait donné l’impression d’être amputée d’un membre, que le retrouver lui libère enfin les poumons qu’elle n’osait plus remplir d’air. Que la Terre s’est remise à tourner depuis qu’il a agrippé son poignet. « Of course I wanted to see you, I-… » Sa voix se brise, ne termine pas sa phrase, s’éteint dans la brise violente du matin.

Et comme s’il ne restait que ça elle s’accroche à une bouée en train de couler, qui ne fait rien pour la repêcher, l’aider à nager ; Akira ne bouge pas et le cœur de Pandore se brise un peu plus, mais elle ne lâche pas, s’emmitoufle, cherche la chaleur de sa peau. Mais il l’a déjà déclarée passagère clandestine et s’apprête à la jeter par-dessus bord ; son cou s’est changé en pierre mais elle persiste et signe, ignore sa colère qui prend le pas sur le reste, se dit que si elle ferme les yeux suffisamment fort les quatre derniers mois disparaîtront, l’absence, les traumatismes. Elle n’aura plus à dire de mensonges, surtout pas à lui, pourra juste le retrouver — comme avant. « Why, » Le mot a l’effet d’un poignard et Pandore se tend, blessée par une balle imaginaire, dans l’attente de la flaque de sang. « Why did you leave ? »
Say something.
N’importe quoi.
Mais Pandore reste silencieuse, dans le déni, pour quelques instants encore. « Look at me. » Elle n’a pas le choix mais voudrait qu’une tempête s’abatte sur eux pour ne pas avoir à le regarder, à plonger son regard dans le sien comme on se dévisage dans un miroir. Pandore se fait face. Il a les traits pourpres et une expression de peur voile ses yeux un instant, qu’elle tente de chasser ; elle n’a jamais eu peur de lui, pourquoi maintenant ? « Look at me and tell me why. » Elle met tout ce qu’elle peut dans son regard pour cacher le reste, fait un effort surhumain pour ne pas qu’en un instant il devine tout, comprenne ce qu’elle ne peut pas cacher à un miroir. Comment est-ce qu’on se ment à soi-même ? « … Tell me the truth. Talk to me. Tell me I can still trust you. » Et pendant que ses traits perdent de leur rougeur, le cœur de Pandore lui serre la poitrine si fort que respirer en devient accessoire ; est-ce qu’il la détesterait autant qu’elle s’abhorre ? Confuse, surprise, elle en perd toute conviction, persuadée que s’il apprenait ce qu’elle avait fait, il ne pourrait pas comprendre, en oublie même l’évidence, l’amour qu’il lui porte. Elle voit aussi rouge que ses traits l’étaient, les yeux qui se voilent. Les larmes se mettent à couler et Pandore ne fait rien pour les arrêter, sûrement trop fatiguée pour le faire. Elles rencontrent ses doigts caressant des joues maigries par l’absence, l’épuisement, le trop-plein de pensées et d’émotions. Exténuée, elle ferme les yeux, pas longtemps, juste quelques secondes, peut-être que c’est suffisant pour faire passer le temps.
« I need to hear it. » Ça ne l’est pas, forcément. Elle réalise que repousser leurs retrouvailles n’aurait rien changé, qu’elle n’aurait pas pu se préparer à ce qu’elle ressent à l’instant, à avoir les entrailles déchirées et l’envie de s’arracher le cœur pour éviter de lui mentir (de le perdre). Il ne pleut pas mais sur ses joues c’est le déluge et elle n’a pas eu le temps de construire un radeau, bras et mains tremblants de froid, à peine vêtue et rappelée à l’ordre. Il faut qu’elle parle, il faut qu’elle lui mente ou qu’elle se taise. Elle pense à Atlas. Se ressaisit, ne sèche pas ses larmes mais retrouve un semblant de consistance, pour lui, pour eux, plonge ses yeux dans ceux d’Akira. « I thought I was going to die » C’est la vérité. Allongée dans un lit d’hôpital ou dans une salle d’examen ministériel, quelle différence ? Elle décide de s’en tenir à des bribes de vérité. « I’m so sorry… » Mais le corps rendu lourd par le manque de sommeil et l’esprit qui pense trop depuis des jours (des mois), elle ferme les yeux, sursis qu’il ne semble pourtant pas prêt à lui accorder. « I’m just so tired… »

En même temps, elle réalise l’inévitable. Abandonné, Akira abandonnera.
I’m giving up on you.

Les rayons d’une aurore dorée étirent leurs bras sur le port. Les reflets brillent sur l’eau qui chahute contre la pierre, réchauffent d’une caresse infime l’air glacé de janvier. Un fragment d’ambre révèle le diamant qui perle aux yeux de Pandore, pierre précieuse qui lui dévale les joues, s’enfuit sous les doigts de Akira. Sa paume est humide des larmes qui se logent de plus en plus nombreuses au creux de ses mains. Et le garçon démon ne sait que faire de ce trésor maudit qui lui glisse entre les doigts, se contente de chercher dans les constellations de sa peau les réponses qu’elle lui dérobe. I need to hear it. Besoin dévorant qui lui tord l’estomac – la bête lui brûle les entrailles, ronfle lorsqu’elle le sent trembler dans ses convictions ; et comme un animal blessé, il ne sait que mordre et montrer les crocs, terrifié qu’on l’achève, ne laissant pas le coup fatal lui être porté. Mais il la regarde pendant tout ce silence qui le transperce. Il la regarde. De ses yeux qui l’ont vu cent fois pleurer. Il la tient. De ses mains qui l’ont toujours protégé. Ses larmes lui brûlent la peau, débordent sans qu’il ne puisse les retenir, ni les comprendre - impuissant. Seulement les recueillir. Le feu en lui rencontre alors l’averse. Toute cette eau qui coule sur sa peau, toute cette peine qui dégouline, le tsunami venu noyer le brasier de sa rage. La douleur n’est plus la même – l’incendie dans ses trippes se fait foyer protecteur, la colère se meut en une rage perdue, qui ne sait plus qui détester ou qui détruire. « I thought I was going to die. » La voix lui fait l’effet d’un coup de poing, quand les mots franchissent ses lèvres. Les yeux du garçon s’assombrissent, en même temps que ses pensées s’embrument de la fumée de ses émois. Il ne sait plus de quoi elle parle, mais n’a plus la patience de lui demander. Tout ce qu’il entend, ce sont les sanglots de son âme, les moreaux de son cœur qui tintent comme du verre brisé, la fatigue qui lui écorche la voix, et une déchirure au fond des maux. « Who hurt you. » Ce n’est même pas une question, et sa voix est autoritaire, le ton pressant. Dans sa gorge gronde la bête, à l’affut de la moindre étincelle venue nourrir son courroux démoniaque. « Who hurt you. » répète-t-il alors que la tête de Pandore semble s’alourdir. Akira serre les dents, les muscles de sa mâchoire tirent les traits de son visage, retiennent derrière sa chaire et en son sang une irruption qui lui brûle les veines, la lave ne fait qu’un tour dans tout son corps. Il n’en peut plus, incapable de discerner la direction de cette colère qui le fait suer – littéralement – alors qu’il fait si froid. La furie de l’Oni s’accumule de l’autre côté de son crâne, prête à le faire vriller. « I’m so sorry… » Désemparé, privé de la moindre réponse, Akira écoute au-delà des mots, tente de voir au-delà du visage. Les yeux plongés dans ceux de Pandore, la seule vérité qu’elle lui offre se trouve au fond de ce miroir dans lequel il se reflète. Là, tout au fond de ce regard qu’elle n’adresse qu’à lui ; Pandore confie sa vulnérabilité, l’invite dans les dédales sibyllines de ses tourments qu’elle n’ose prononcer. Un voile de tristesse s’abat sur cet échange, tandis qu’elle ferme les yeux et que lui ne la quitte pas des siens. Refuse de détourner le regard, car il a trop peur de manquer à son devoir de la veiller, même si elle est juste là, dans ses bras. Un instant, il prend conscience de son corps blottie contre le sien ; et elle lui semble soudain si petite, ainsi abandonnée à lui, seule forteresse qui s’élève entre elle et – et tout le reste. « I’m just so tired… » Instinctivement, il ferme les yeux à son tour, vient poser son front contre celui de Pandore et soupire. Ce n’est pas une trêve. Ce n’est pas la fin de son combat. Il n’abandonnera pas si facilement. Car Akira n’abandonne pas – il ne sait que se battre, pourchasse les ombres même dans la nuit, et court sans cesse après les mauvais rêves dans ses insomnies. Mais aujourd’hui, le combat est différent ; c’est contre Pandore, qu’il se bat. Pour la protéger d’elle-même. Pour la sauver de ses ténèbres. Prisonnière de ses choix, il la ramènera. Elle se trompe. Elle a tout faux. Et elle lui ment. Pour ça, il compte bien la latter et la foutre au sol d’avoir écorché leur amitié – de le priver de sa confiance, de lui laisser sa chance. Prêt à plonger dans sa propre noirceur, lui voler les stigmates d’une douleur dont il n’a pu la protéger. Aujourd’hui Pandore pleure, et Akira ne récupère qu’un cœur brisé – il arrive trop tard, ou c’est elle qui est partie trop tôt, lui a dérobé son droit de la sauver. La sauver comme il se sont sauvé gamins, se tenant l’un à l’autre comme une bouée dans une mer cruelle qui a trop de fois tentée de les faire couler. Pour cent fois où il a trouvé le sommeil grâce à elle, pour cent fois où elle s’est accroché grâce à lui. Chien de garde rompu aux coups, qui ne répond qu’à celle qui a su lui donner les caresses volées. Depuis toujours, il veille sur elle. Aujourd’hui Pandore pleure, et Akira ne sait comment la protéger d’elle-même. Comment l’empêcher d’ériger entre eux ce mur qui met en péril leur lien. Comment la garder entre ses murs, à l’abri de la forteresse de ses bras ; l’empêcher de disparaître là où il ne pourra plus la protéger. « Stop pushing me away. » Il susurre, la bouche si proche de son oreille que ses lèvres caressent le grain solaire de Pandore, son souffle chaud effleurant sa peau. Il confesse presque, des mots qui intiment la confiance. Lorsqu’il réouvre les yeux, Akira tient Pandore dans ses bras. L’un enlaçant son dos la maintient contre lui et l’empêche de partir, tandis que de son autre main il garde sa tête blottie dans son cou. Les gestes se sont dépliés, instinctifs et familiers. La colère bouillonne toujours, mais la fatigue l’a rendu sourd à ses grondements. Quand le froid le rappelle à la réalité, il sent la nausée reprendre le dessus, et ses jambes ankylosées par la soirée ne porteront plus longtemps le poids de leur étreinte. « Let’s go home… Before I collapse – or change my mind. » Ses muscles se tendent à nouveau, Akira se concentre et met de côté les tensions qui sèment des vagues sur son cœur – tantôt se retirent, avant de revenir s’y écraser. « We go when you ready. » Dans l’attente de sa confirmation – un hochement de tête, un son, un mot. Et dès que le signal lui est donné, Akira réuni ses dernières forces pour les faire transplaner, tenant fermement Pandore durant l’échappée agitée ; atterrissage brutale, devant l’appartement de la Denki.

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