battle for the sun. (gaia)

Soleil noir, soleil brisé, elle a passé la matinée dans l’appartement quitté il y a huit mois, les volets fermés et le cœur qui ne savait plus comment faire pour fonctionner. C’était trop maman, cet appartement, trop pour une Gaia dans le déni du cauchemar qu’était devenu sa vie, pour une Gaia qui n’avait pas d’autre choix que d’éluder et remplacer la réalité sordide par de petits mensonges inoffensifs. Lui faisait croire que tout allait bien quand c’était tout l’inverse, en pleine descente aux enfers depuis huit mois, traversés sans l’autre moitié de son cœur. Alors elle n’était pas revenue dans l’appartement parce que c’était trop maman, parce que revenir c’était affronter son fantôme. Devoir faire face à ses traces invisibles, sentir son odeur au détour des couloirs, même après huit mois d’absence. Se sentir à la fois chez elle et dans l’appartement d’une autre, regarder les deux mains sur la boîte aux lettres et désirer si fort redevenir l’enfant qui avait ri en trempant sa main dans le pot de peinture, pour l’apposer à côté de son nom. Éviter tous les miroirs de peur qu’ils fonctionnent et lui renvoient son reflet, celui d’une inconnue, d’un monstre qui n’avait rien à faire dans l’intimité et la douceur d’un appartement chaleureux.
Et voilà que maintenant elle allait devoir l’affronter, elle, en chair et en os. Plonger ses mains dans la boue et espérer toucher son cœur malgré la tempête passée hier, celle qui avait pris sa petite fille pour en faire un monstre. Elle s’était répété toute la matinée, la poitrine comprimée par l’angoisse, les membres tremblants, I was someone you loved, but who am I now?
Elle n’avait aucune idée de la réponse et c’était ce qui la terrorisait le plus.
Les volets sont fermés et Gaia attend en se mordant les lèvres que l’orage passe — elle sait qu’il ne le fera pas parce qu’il attend leurs retrouvailles, mais elle espère quand même. Déchirée entre la joie de retrouver sa mère et l’appréhension du reste, tellement perdue dans ses pensées que là-haut c’est le silence. Aucun Lloyd pour la rassurer, l’esprit s’est fermé. Il se dit que sa mère aura la même réaction qu’elle, ne voudra sa fille que dans un cercueil, plutôt là-bas qu’en monstre, la chassera dans la rue, plutôt là-bas que près d’elle. Elle fond en larmes, recroquevillée dans son lit (non, celui de l’autre, la bonne), mais ça ne fait pas passer le temps plus vite, ça comble juste le silence de l’appartement. Accompagne le film mental de toutes les réactions possibles, Gaia finit même par se dire que c’est sa mère qui va lui asséner le coup de grâce et que ce sera peut-être pour le mieux. Que c’était bien ce qu’elle voulait depuis le départ. Enfin, plutôt depuis la fin.
« Gaia? I’m home. » Expiration, sans avoir pris le temps d’inspirer. Elle a entendu la porte, mais pensait aux minuscules secondes de répit avant de devoir se lancer. C’est le moment, maintenant. Pas de retour en arrière possible, pas de fuite. Juste la dure et lourde vérité. Gaia se laisse glisser au sol, s’avance lentement jusqu’au salon, les yeux encore rougis de l’avant (mais ça ne se voit pas, de loin), en préparation de l’après. « Aren't you going to welcome me? » Elle s’élance, sans réfléchir. Serre sa mère dans ses bras de monstre redevenu enfant pour un instant, tente de trouver la force nécessaire dans l’étreinte-bouée. Sur la pointe des pieds, enfouit sa tête dans son cou, galvanisée par son odeur, son contact, sa présence. Son amour — au moins pour une seconde encore. Ça ne dure pas plus longtemps, parce que Gaia fond en larmes, rattrapée par le poids de la vérité, à se répéter I was someone you loved, but who am I now? Et quand finalement elle parvient à s’exprimer, la voix se fait seulement murmure entre deux sanglots, deux respirations, deux battements de cœur. « Som-something happened mom, I… I’m… » Mais ne peut se résoudre à le dire, lui ouvre son esprit à défaut, les pensées qui ressassent la nuit frabieuse, le corps secoué de sanglots, Calista en spectatrice de la tragédie. Encore accrochée à sa mère, Gaia attend qu’elle voie tout et comprenne, rompt le silence d’un autre murmure. « I-I asked him to die, I-he-he didn’t.. didn’t listen… I’m-I’m so sorry… »
So, who am I now?

“What, Gaia. Tell me.” Ça semble si facile, lorsqu’elle le dit — le demande. Gaia voudrait pouvoir obéir et tout lui raconter avec du recul, détachée, guérie de ce mal, seulement victime d’une banale agression à laquelle elle avait réussi à survivre. Qui ne lui avait laissé aucune trace, surtout, et trouver une explication logique et rationnelle à tous ces mois d’omissions (de mensonges), d’évitements (de mensonges), de déni (de mensonges). Elle a le cœur lourd, trop, et il s’alourdit un peu plus à chaque seconde, ça ne va pas en s’améliorant, ça empire au contraire, à mesure que Calista prend et prendra conscience de tout ce qui se passe et surtout de tout ce qui s’est passé pendant son absence. Elle lui ouvre son esprit à défaut de réussir à articuler les mots, dans l’attente, l’angoisse croissante, le cœur tambourinant, la cage thoracique qui n’ose plus se lever ni s’abaisser. En apnée pour un moment, le temps que Calista voie, comprenne. Déchiffre complètement la lourde réalité qui s’impose à elle,
Mais ne dit rien.
Au début, du moins. Gaia regarde, paniquée, la respiration erratique de sa mère, sa main posée à un endroit dont elle se sent désormais si loin, bannie du cœur. Voudrait parler, combler le silence, faire quelque chose, n’importe quoi, pourvu qu’elles ne restent pas ainsi. Finalement, elle n’a pas besoin, sa mère brise le silence elle-même. “Come.” La douleur est vive et brutale, l’étau autour de son poignet abrupt, violent. Calista a perdu toute tendresse et Gaia laisse échapper un hoquet de douleur, de surprise, mais la suit sans protester, les larmes incontrôlées qui dévalent ses joues à mesure qu’elle remarque que sa mère ne la regarde pas, fait au contraire tout pour l’éviter. Elles ne s’assoient pas sur le canapé, restent debout et finissent par se contempler, l’une et l’autre. Il y a un silence, pendant lequel chacune comprend ce que l’autre attend, ce que l’autre redoute. Ou bien la vérité, toute entière, sans interruptions et sans évitement ; ou bien les sentiments, ce qui se passe au fond du cœur, au creux du volcan. Et les deux risquent de s’entrechoquer, de ne pas être compatibles. De se détruire mutuellement. “The weather. When did this happen?” Gaia détourne le regard en comprenant trop tardivement ce que Calista a réalisé. Elle sait, que sa fille lui a menti depuis plusieurs mois. “When did that rokurokubi attack you?” Elle sait et attend une réponse que Gaia ne peut pas se résoudre à lui donner, ne parvient qu’à pleurer plus encore, le corps tremblant, les pensées chaotiques. L’envie de prendre un couteau dans la cuisine et de se le planter au fond du cœur, parce qu’il vaut mieux, parce qu’elle préfère mourir plutôt qu’être sans mère. “I need you to talk.” La voix est ferme, fait de la demande un ordre. Gaia tombe à terre sans pouvoir se défaire de l’emprise de sa mère, le bras suspendu dans l’air, le cœur brisé ou sur le point de l’être, le visage qui n’ose pas la regarder penché vers le sol. Incapable de respirer mais obligée de le faire pour trouver les mots, expliquer l’inexplicable. “May. On the 25th.” Chaque mot lui arrache la gorge, est un couteau invisible, s’enfonce un peu plus profond, jusqu’à l’apothéose ou l’apocalypse. Plutôt la seconde. “He-he didn’t attack me, mom…” Elle venait de l’être quand il l’a trouvée en sang, quand il aurait pu la sauver mais a préféré la transformer. Elle se recroqueville sur elle-même, ose à peine murmurer le reste (le pire). “He turned me.”

Ça n’aurait pas pu bien se passer, en revanche ça aurait pu ne pas se passer du tout. Il n’aurait fallu qu’un seul si. Si le rokurokubi l’avait écoutée, comme Deion, si son corps n’avait pas survécu à la transformation, si Gaia n’avait pas été lâche et avait mis fin à sa vie dès qu’elle avait pu. Ça ne se serait pas mal passé, parce que Gaia aurait été enterrée et Calista n’aurait eu qu’une fille à pleurer, pas un monstre à contempler. Le pire de tous, les traits mélangés avec ceux de sa chair, de son cœur ; vision noircie d’un tableau pourri, le portrait d’Oscar Wilde en commençant par la fin. Il n’y a plus rien à sauver, c’est exactement ce qu’elle doit être en train de penser, le radeau est percé, déjà coulé, aucune place pour la récupérer. L’esprit de Gaia est plein de phrases comme ça, de sentences douloureuses et de coups portés depuis mai dernier. Elle se dit que tout ce que sa mère est en train de penser, elle se l’est déjà répété, asséné jusqu’au sang. S’est lapidée comme un croyant en repentir, pourtant persuadée qu’au bout aucun Dieu ne la pardonnerait, que l’affront était bien trop grand.
Mais malgré tout cela, elle n’a pas su s’achever, alors que ça aurait eu le mérite de tout arrêter et d’empêcher ce désastre. Le monde s’écroule en même temps que Gaia, pour elle et pour Calista.
Il n’y a plus rien, ni constructions ni fondations, juste du vide et le bruit de cœurs qui se brisent. Gaia arrête de penser, de fonctionner, complètement perturbée par des pensées embrouillées, impulsives, les larmes qui dévalent les joues en attendant que le couperet tombe. Poupée de chiffon qui tremble lorsque Calista saisit ses épaules, le corps est vide, se remplit d’air à défaut de disparaître (on en revient toujours au même point, finalement). “It attacked you.” Une expression d’horreur contamine ses traits, en comprenant. En saisissant l’erreur qu’elle n’aurait jamais fait avant, la part d’humanité octroyée qui n’aurait jamais dû l’être. Voudrait revenir en arrière, si seulement. Elle ne répond rien, balbutie à peine quelques onomatopées inaudibles, à terre. Le silence reprend sa place sur le trône, seulement malmené par ses sanglots et la respiration lourde de Calista.
Et quand finalement la potence se rompt, quand la guillotine s’exécute avec une précision de maître, la lame ne tombe pas. “You’re lying.” Gaia fronce les sourcils, interloquée — doit relever la tête et regarder sa mère pour comprendre, elle a sûrement mal entendu, ce n’est pas possible, elle n’a pas pu- “I don't know what that thing must have told you. It must have made you believe this nonsense. But it's not true.” Pourtant Calista persiste et signe, Gaia en spectatrice impuissante du changement dans ses traits, de la douceur qui éclipse le reste, la colère, la peur, la déception. Il ne reste plus que l’amour et l’espoir, la certitude que tout n’est qu’un mensonge, parce qu’il ne peut pas en être autrement, ce n’est pas possible, ça ne se peut pas. “… what” Elle chuchote, abasourdie, incapable de comprendre ce que sa mère veut dire et surtout ce qu’elle veut entendre. Ou plutôt, elle comprend, mais elle sait qu’elle ne pourra pas lui donner ce qu’elle désire. La course est perdue d’avance. Calista la prend dans ses bras et Gaia se déteste d’en profiter, au moins une seconde ou deux, de se noyer dans l’étreinte parce qu’elle sait que ce sera peut-être la dernière avant un moment, que sa mère ne voudra sûrement pas l’embrasser de sitôt. “Don’t worry, I will forgive this lie.” Les mots la ramènent douloureusement à la réalité et elle a l’impression de s’enfoncer un couteau dans le cœur quand elle force la séparation, doucement mais fermement, les yeux emplis de larmes à ne plus savoir quoi en faire. “Mom, no, it’s-” Et dans la douleur, dans la panique, ses crocs apparaissent — ça ne dure qu’une seconde, parce que Gaia se cache aussitôt la bouche et s’écarte d’un coup sec, mais ça suffit pour que Calista les voie. Rampant sur le sol, Gaia s’éloigne en pleurs, les mains devant sa bouche, les yeux fous qui cherchent une porte de sortie, n’importe laquelle, allant jusqu’à regarder les couteaux de la cuisine en se disant, peut-être est-il encore temps. Mais elle sait que ce n’est pas possible, qu’elle est trop lâche, alors ses prunelles retournent sur sa mère, la supplient d’un regard. “I’m sorry, I’m sorry I couldn’t- I should’ve, I should’ve fought more, I should’ve died quicker, I’m-” Elle ne parvient pas à terminer, les doigts qui se déportent de ses lèvres à ses yeux, la tête dans les mains pour couvrir ses pleurs.

Peu à peu, tout devient flou et confus, si bien que Calista ne l’est plus tout à fait et que Gaia se pare de larmes à défaut de pouvoir se percer de lames, effondrée, le cœur brisé (non, pas encore tout à fait). Elle donnerait tout, absolument tout, pour tordre le passé, envoyer valser les conséquences, trouver un retourneur de temps et tout changer, ou plutôt tout remettre comme avant. Tant pis pour les effets secondaires ou les effets papillons, au moins mère et fille pourraient se retrouver comme si rien ne s’était passé. Calista serait partie en voyage pour le travail pendant que Gaia aurait brillé, excellé pour la gloire et la fierté. Réussir par amour pour sa mère.
Là, elle allait perdre les deux ; ou peut-être était-il déjà trop tard, d’ailleurs. Les pensées s’enchaînent à une vitesse intenable et Gaia se cache le visage pour tenter d’arrêter autant les larmes que son esprit bordélique, chaotique, pour ne pas s’arrêter de respirer, de fonctionner. She will hate you for the rest of your life, maybe you should end it, get over the cowardice because what good is your life without her love? Ça ne fait qu’alimenter la cascade dévalant sur ses joues, le silence entrecoupé de sanglots insupportables, à prononcer et à entendre. “Who are you?” Elle n’entend pas, au début, parce que les mots ont été à peine chuchotés, masqués d’incrédulité. “You are not Gaia. Who. Are. You.” Elle relève la tête vers sa mère, sans comprendre. Les sourcils se froncent et Gaia s’arrête de pleurer un instant, cherche la bonne réponse dans son regard ; il est vide. Rien à comprendre, rien à traduire, rien à espérer, seulement le néant d’un regard qui semble à des années-lumière. “Who are you!” Le corps tremble, choqué, et se recule par réflexe, l’expression de tristesse trop vite remplacée par de la peur. Et à cet instant, il n’y a plus ni Calista ni Gaia, seulement deux inconnues révulsées, de rage ou de peur, d’incompréhension ou de tristesse. “Mom, it’s me, it’s Gaia, I’m still me,” qu’elle supplie doucement, tout en sachant que ça ne changera rien, que l’adulte qui lui fait face est convaincue, s’est persuadée d’un mensonge pour ne pas avoir à faire face à la dure vérité. “I don’t know who you are. But you’re not my daughter.” Elle ne comprend pas, c’est peut-être parce qu’il n’y a rien à comprendre, que Calista ne reviendra pas sur ce qu’elle croit. Gaia voudrait s’enfermer dans sa chambre, attendre que la douleur passe, que ça aille mieux. Que sa mère revienne à elle et fasse elle ne sait quoi,
“Get out.”
Elle la regarde sans comprendre,
Que Calista a porté le coup de grâce pendant que Gaia espérait encore,
Que Calista a abaissé le levier et que la guillotine est tombée.
Qu’il n’y a plus d’espoir et que des pansements ne répareront pas un cœur morcelé, éclaté en mille morceaux.
“No, please, no, mom.” Elle supplie, rampe jusqu’aux jambes de Calista, saisit ses chevilles. “Please, don’t, please, I’m begging you, I’m still me, please, mom…” Supplie encore, mais sa mère (l’est-elle encore?) reste muette et ne la regarde même plus, le doigt tendu vers la porte, que Gaia regarde comme on regarderait la potence depuis sa cellule. Et quand elle comprend que Calista ne changera pas d’avis, qu’il s’est écoulé une minute et que ses mains ne lâchent plus ses jambes, elle tente de se reprendre, sans grand succès. Lâche difficilement et se relève. Ça prend une éternité, les dents serrées pour essayer d’arrêter de pleurer.
Passe la porte sans un mot ni un bruit, à part celui d’une lame qu’un fantôme a enfoncé dans son cœur.
Pas de chance, ça ne la tuera pas.